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Magazine

22 novembre 2022
À lireEntretiens2022-2023

Dialogue avec l'invisible

Entretien avec Nacera Belaza autour de L'Envol

Qu’est-ce qui vous a menée à écrire une danse des corps « en état de chute » ?

Ma pratique repose sur le lâcher-prise, entendu comme une défaillance, une soustraction à l’empire du mental et du corps. À cet endroit apparaît une gestuelle hors de tout contrôle qui délivre des choses profondes sur l’être humain. Pour cette création, je me concentre davantage sur le fait même de défaillir. Ce qui m’intéresse ici est que le spectateur, autant que l’interprète, soit maintenu dans cet état d’abandon propice à l’apparition de l’imprévisible. Je travaille toujours avec une matrice, une image particulière qui active mon imaginaire. Sciemment, je ne la révèle pas pour qu’elle ne produise ni attente ni projection dans l’esprit du spectateur. Si celui-ci cherchait à décrypter ce qu’il voit sur scène à l’aune de cette image, il ne pourrait vivre l’expérience sensible à laquelle il est convié.

Il semble qu’avec cette notion de défaillance, dans le contexte actuel, votre recherche de l’abandon du corps comme du mental, se double d’une certaine urgence.

Mon travail prend source à l’endroit d’une urgence. J’ai toujours exigé de l’art qu’il réponde aux grandes questions de l’existence. Ce qui se déroule aujourd’hui me ramène à la nécessité de mon geste, au fait que ma quête redonne du sens à ce qu’on vit, véritablement. Bien que ce que nous traversions en tant que compagnie soit très éprouvant, l’urgence de créer réordonne quelque peu ce chaos.

« Le vide et le silence sont, sans aucun doute, la résonance ultime que je souhaite donner à mes pièces. »

Face à la catastrophe, l’humain peut défaillir et, dans cet état, paniquer ou rester serein. En travaillant ces courants contradictoires qui traversent l’être, il semble que vous touchiez à cette tension entre puissance de vie et de mort ou entre pulsion et interdiction qui a été le terreau de votre rencontre avec le mouvement, avec la danse.

Une phrase de Elsa Wolliaston résonne toujours en moi : « interpréter c’est jouer avec le fil qui nous relie à la vie et à la mort ». C’est avec ces questions que sans cesse je taille la matière. J’exhorte en permanence l’interprète à un dépassement de ses propres limites. Pour cela, j’utilise des contraintes très fortes qui, une fois dépassées, mènent à un sentiment de profonde libération, laquelle, pour un bref moment, résout ces tiraillements. Mais il faut renouveler chaque jour cet acte puissant et désespéré pour revenir à la vie.

L’acte de défaillir, de choir, viendrait-il tailler, percer ce vide que vous cherchez depuis toujours à sculpter ?

L’image initiale me permet de créer de la matière, et ensuite de l’évider pour qu’elle devienne contour et fasse résonner du vide. Le vide et le silence sont, sans aucun doute, la résonance ultime que je souhaite donner à mes pièces. Comment le mouvement n’est pas nécessairement accumulation mais soustraction ? Comment peut-il révéler davantage le vide et le silence plutôt que les recouvrir, les assourdir ? Ce vide comble toutes nos attentes. On considère être parvenu à destination lorsque le spectateur a compris quelque chose. Pourtant, quand l’expérience débouche sur une mise en abîme de notre propre attente qu’aucune idée ni compréhension ne vient combler, le vertige s’installe et nous ramène à notre juste place. En reconnaissant notre infinie impuissance on se déleste considérablement.

Combien serez-vous au plateau ? Qui sont les artistes avec qui vous vous unissez sur scène ?

Je travaille plusieurs semaines avec dif­férents interprètes, des personnes avec qui j’expérimente sans qu’elles ni moi ne sachions si nous serons en mesure de traverser ensemble tout le processus. Chaque répétition est exigeante sur le plan physique comme émotionnel et de­mande une certaine endurance. À ce jour, je dirais que nous serons peut-être quatre. J’observe à quel point chaque image nous transforme de façon inattendue. Tourner sans cesse ou répéter un même geste ne nous traverse pas de la même manière. Avec la défaillance, l’état de chute, j’ai conscience de toucher ce à quoi on résiste le plus dans la vie, une sorte de point névralgique de notre être, comme si toutes nos actions refusaient la défaillance.

« J’aime ces zones inconnues qui nous échappent et s’étendent au-delà de ce qu’on nomme réel. »

À ce propos, en elle-même, la chute est bien souvent re­doutée ou simulée au plateau, comment amenez-vous les interprètes à sa rencontre, à quitter la peur, l’évitement, l’adaptation physique et mentale ?

Ce type de recherche fait surgir des peurs dont les interprètes n’ont pas toujours conscience. Chaque être est unique et possède ses propres verrous, ses propres clés. J’observe les chemins à prendre en écoutant mon ressenti, mon intuition. Mon travail repose sur l’hypothèse, l’expérience et l’observation. Dans une recherche presque scientifique, je tente de parvenir à une vérification. J’aime ces zones inconnues qui nous échappent et s’étendent au-delà de ce qu’on nomme réel. Nos réactions ne sont jamais celles que l’on pensait et j’aime m’éloigner de l’idée qu’on se fait des choses, renverser l’image initiale, voir comme l’abandon bouleverse nos existences, nous permet de vivre des expé­riences émancipatrices. Derrière la plupart des danseurs se cache la volonté de maîtriser le geste et la peur de chuter. Ce que je demande pourtant aux interprètes c’est de chercher la véritable défaillance, celle qui fragilise et rend le chemin incertain. C’est éprouvant mais tellement libérateur de sen­tir ses peurs se dissoudre. Il y a au cœur de ce travail une profonde et réelle abnégation, car accepter de tout son être est loin d’être une action passive, c’est sans doute l’action la plus puissante qu’on puisse opérer sur soi.

Vous êtes bien souvent vous-même interprète au plateau, est-ce une nécessité d’éprouver par le corps, vos propres recherches et consignes ?

Absolument, mon écriture se développe uniquement parce que je trouve le chemin depuis l’intérieur. C’est l’inconscience de l’autodidacte sans doute : octroyer tous les pouvoirs à l’imaginaire, à l’invisible sans jamais se reposer sur ses propres ressources. À travers l’immobilité, la traversée, la répétition ou la chute, c’est l’expérience qui m’appelle et m’offre une connaissance, une conscience qui me permet de guider les interprètes sur des voies nouvelles. Je constate que, bien souvent, la formation du danseur seg­mente son apprentissage et son mode d’appréhension, ne lui permettant pas toujours d’avoir une vision globale. Ceci fait du plateau l’endroit du malentendu par excellence : un endroit où, aux prises avec ses propres peurs et projections, l’on est contraint de faire pour montrer, non de vivre pour partager. Lorsque vous appliquez la notion du vrai au travail, cela rend impossible toutes formes de simulation et inverse tous les repères de l’interprète.

Après l’exploration de l’image, du motif, procédez-vous à l’écriture conjointe des corps, du son, de la lumière, de l’espace ?

Environ un an avant la première, je réunis donc quelques danseurs en studio afin de pratiquer cette image initiale qui m’occupe, la faire descendre dans la matière, l’incorporer. J’élabore une partition interne, un imaginaire à l’intérieur de moi, dont j’ôte au fur et à mesure les excédents, les projections et les résistances, pour révéler l’essence véritable de l’image. Quand celle-ci se déploie dans le corps, j’écris peu à peu une structure dans l’espace. Cette mise en espace permet de voir apparaître des principes d’écritures de lumière avec lesquels entre en friction le son, au fur et à mesure. J’aspire à faire dialoguer ces éléments comme dans la vie, librement. L’écriture est juste lorsqu’elle allie une dimension pensée, structurée, et une dimension totalement aléatoire. C’est simple et complexe à la fois, comme au travers des mouvements et des phénomènes naturels présents dans la vie !

On associe la chute à la gravité, à la fulgurance, au spec­taculaire. Comment conciliez-vous ceci avec l’étirement du temps et l’abstraction spatiale avec lesquels vous travaillez ?

Quand cette matière entre dans le corps, elle affecte tout le comportement en déroutant les habitudes et en neutralisant l’activité mentale. Une fois cet ensemble de mécanismes désamorcés, je perçois une fréquence susceptible d’accorder tous ces éléments entre eux. C’est cette fréquence qui, en transformant notre perception, provoque comme une dilatation du temps et de l’espace. Tout geste ou événement sur le plateau se produit ainsi à l’échelle d’un temps et d’un espace nécessairement infinis.

"Je pense qu’un artiste passe une partie de sa vie à sonder l’origine de ce qui l’anime sans vraiment y parvenir."

Sauriez-vous dire d’où part votre geste ?

Dans mon travail, il y a toute la complexité d’un être qui a deux cultures, un être animé par un désir de liberté, curieux de la nature humaine, désireux de s’affranchir de tout ce qui serait susceptible de le soumettre. Et puis il y a le dialogue avec l’invisible, la transcendance du geste ordinaire. Tout cela ne suffit pourtant pas à élucider l’énigme de la nécessité de créer. Je pense qu’un artiste passe une partie de sa vie à sonder l’origine de ce qui l’anime sans vraiment y parvenir. On ressent une nécessité impérieuse, on y répond à chaque fois de tout son être, et cependant cette nécessité persiste, perdure. Bien que je me questionne beaucoup à ce sujet, je dois dire que le mystère reste entier pour moi. Et c’est heureux !

Propos recueillis par Mélanie Jouen en avril 2022 pour le Festival d’Automne à Paris.