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Magazine

17 janvier 2018
À lireActualités2017-2018

Dix ans en Seine-Saint-Denis

Pour un laboratoire du présent, Nicolas Bigards

De Barthes à Karl Kraus, un sillon qui se creuse depuis dix ans, une question lancinante, une tentative : « si l’on s’occupait peu à peu, patiemment, de remanier la grille des intensités ? ». Autrement dit qu’est-ce qu’une écriture du présent qui prendrait son temps ? C’est paradoxal mais quelle forme de théâtre pourrait prétendre rester « politique » lorsque le temps excessivement long d’une production théâtrale dévisse en permanence par rapport aux flux RSS d’une actualité en continu où un événement en chasse un autre à grande vitesse ? C’est le paradoxe d’un nouvel obscurantisme, nous acceptons de voir sans comprendre, nous avons l’image mais plus sa vérité. Celle-ci nous intéresset-elle encore ? L’information nous est administrée au gourdin en associant semonce et précipitation. Les Grecs auraient parlé d’hybris, l’orgueil de la démesure, l’ampleur des événements dépasse dans la sidération notre capacité à les analyser. Les experts sont appelés sur les antennes en renfort du bon sens, devenu impuissant et déraciné.

Pour comprendre ce qui tend ce fil entre Barthes et Karl Kraus, via l’ensemble des « Chroniques », et à cette forme très particulière qui sera présentée en janvier, il me faut rapidement revenir sur les prémices de ce projet, ce qui en fut le déclencheur, et en rappeler aussi le contexte. Tout a commencé le jour où Francis Marmande et Patrick Sommier m'ont donné à lire l’annexe de la thèse de Persida Aslani, qui avait recopié toutes les questions des Œuvres complètes de Roland Barthes, 1940 questions, de quoi me hanter plus d’une année.

De là est né Barthes le questionneur, trois spectacles créés à partir de ce corpus de textes pour le moins vertigineux. Le contexte était le suivant : une période troublée, les émeutes de novembre 2005 venaient de mettre à mal nos représentations républicaines d’intégration, et semblaient marquer l’échec du modèle social français. Peu furent capables de saisir le sens et la portée de ces émeutes, d’entendre ce qui se disait à travers elles. La charge fantasmatique des journalistes accompagnait la charge des CRS, le gourdin et la matraque. La manchette « Paris brûle-t-il ? » était davantage destinée à mettre « chaos » l’opinion publique qu’à relater les faits à leur juste mesure. Est-ce que les émeutiers avaient quelque chose à dire ? Ont-ils formulé la moindre revendication ? Y avait-il un message niché dans ces actes de violence ? Que fait un « jeune-de-banlieue » lorsqu’il tend sa carte d’identité française à la caméra d’un journaliste ? Et si je vous posais la question aujourd’hui : que vous reste-t-il de ce novembre 2005 ? Ou plutôt que vous a-t-il manqué pour qu’il en reste quelque chose ?

J'ai fait le pari d’inventer une forme théâtrale qui joue vraiment le rôle d’un média d’ancrage qui ne soit ni journalistique, ni documentaire, ni d’actualité à proprement parler mais qui soit un « laboratoire du présent ». Le théâtre doit être présent là où il pressent les manques, là où l’intensité dominante doit être équilibrée. Un média qui ne parlerait pas « de la banlieue » mais « à partir d’elle ». Le théâtre n’a pas à répondre aux médias, n’a pas à prendre pour objet de représentation ce que les médias — cet « avatar actuel de l’Esprit hégélien » — présentent tous les jours comme « événement ». C’est moins l’événement que questionne la « forme douce » de la méthode barthésienne que la circonstance. La circonstance ce n’est pas tant l’événement lui-même, ce « pavé dans la mare », que le tissu de significations dans lequel surgit l’événement, qu’il déchire brutalement. Un théâtre donc qui reviendrait plus sur la condition de l’événement que sur l’événement lui-même, un « théâtre de circonstance ».

C’est de cette manière que s’est élaboré, à partir de 2007, pas à pas, un rendez-vous théâtral régulier et singulier, propre à installer chaque spectateur dans l’espace, rendez-vous que j'ai intitulé « Chronique ». On connaît le papier, pas la chronique « plateau ». Concrètement, la chronique c’est une forme courte, 45 minutes environ, jouée à 19 h en entrée libre, qui propose un espace scénique — inventé avec Chantal de La Coste — adéquat et mobile en fonction du thème choisi (banlieue rouge, le mythe américain…) dans lequel le spectateur sera amené à circuler librement. Avec un petit air de « revenez-y » : plusieurs épisodes par saison à intervalles réguliers, écrits et joués par les participants et les professionnels. Pas de scène, pas de salle, ni gradins, ni coulisses : un espace commun. Dans cet espace, une collection de voix : celles du quartier, de la cité, puis celles des ateliers, des rencontres, et enfin celles des historiens, sociologues, urbanistes, pour des temps de questionnements croisés, où chacun prend le temps de revenir sur l’événement. Ces allers-retours finissent par former divers plis à partir desquels l’espace peut ensuite se déployer. De ces questionnements et réponses croisés naît un matériau qui passe au tamis de la forme douce, agite le sens pour redistribuer le texte d’un réel mouvant. Ainsi le texte d’un amateur sur le cimetière de Bobigny peut côtoyer celui d’Aragon. La voix parmi d’autres devient un objet scénique non identifié, une expression directe mais néanmoins artistique, décalée mais néanmoins réappropriée par d’autres corps sur le plateau. Celui-ci n’est plus une salle, plus une scène, mais un espace à partager entre les acteurs et le public, public qui parfois devient acteur, et l’acteur, public, l’écrivain, chroniqueur et l’amateur, la voix empruntée. La chronique est du « bord de scène » comme l’affleurement qui touche à la frontière de deux mondes, diverses expressions d’un même événement. L’objet scénique ne devait et ne pouvait être anticipé deux ans à l’avance, ni même l’écriture préméditée. Ce que l’on a appelé « chronique » s’écrivait au dernier moment, jeté très vite sur le papier, sur le plateau, à main et pied levés. Voilà comment, peu à peu, notre théâtre s’est fabriqué avec le public dans l’étrangeté nécessaire de l’effacement de la parole autoritaire de l’auteur au profit d’une proximité des voix qui se mêlent entre elles dans ce qui les regarde. Autrement dit, pour un théâtre mitoyen, plus modeste qu’un théâtre citoyen.

Nicolas Bigards, novembre 2017.