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Magazine

21 janvier 2020
À lireEntretiens2019-2020

L’art est une vraie solution

Entretien avec Sara Lorca et Omar Youssef Souleimane

Sara Llorca, c’est en proie à un questionnement sur le sens de la tragédie que vous avez rencontré Omar Souleimane.

Sara Llorca : En effet, cela a eu lieu en 2016, j’étais en train de préparer Les Bacchantes d’Eurypide et la question de la tragédie, ou plutôt comment rendre le tragique grec aujourd’hui, était au coeur de la dramaturgie. En même temps que je travaillais sur cette question, je suis tombée sur des interviews d’Omar à la radio. Dans l’une d’elles il disait : « l’exilé est encore plus vivant que les autres parce qu’au fond, s’il part, c’est qu’il a choisi de vivre, c’est qu’il se projette sur un avenir qu’il ne connait pas, sur lequel il ne construit rien de précis, il n’a pas de fantasme particulier mais il sait juste que la vie le pousse ailleurs ». Et cette sensation d’être poussé ailleurs, Omar la décrivait comme un phénomène très libérateur. Beaucoup de journalistes lui posaient des questions sur la guerre, la séparation, la souffrance intérieure et à chaque fois Omar n’y répondait pas : j’ai su plus tard qu’il ressentait ces questions comme très intrusives. Omar avait envie de parler plutôt de l’action ou de cet effet d’exil dans son corps, comme la sensation de se libérer par la marche ou par le déplacement. Pour moi, qui cherchais donc à faire résonner le texte très fort des Bachantes, j’ai senti qu’Omar pouvait arriver comme un personnage mythique ou tragique au sens où l’entendaient les grecs, comme une sorte de héros tragique moderne. Je lui ai écrit et il a accepté de me rencontrer.

Omar Souleimane : Je ne suis pas du tout un héros ! Mais je suis très fier que Sara m’ait contacté !

La Terre se révolte naît de votre rencontre. Pouvez-vous nous en raconter le processus ?

Sara Llorca : Nous avons passé plusieurs heures ensemble, dès la première rencontre, à essayer de nous connaître. Après ce début de conversation nous n’avons pas cessé de nous retrouver, de nous parler. Et, petit à petit, j’ai senti le désir de travailler pour le théâtre à partir de cette rencontre mais je ne savais pas comment. J’ai alors proposé à Omar d’écrire à deux et il m’a répondu : moi je ne suis pas auteur de théâtre, je suis poète, je suis écrivain, je ne connais pas le théâtre et je crois que c’est un autre métier… mais si tu veux on peut essayer de bricoler tous les deux. Et donc, depuis deux ans et demi, on bricole tous les deux !

Pour vous, Omar Souleimane, comment se passe ce premier pas dans le théâtre ?

Omar Souleimane : C’est incroyable comme expérience ! Au début de 2016 j’écrivais mon livre, Le petit terroriste (Ed Flammarion - ndlr), à la Chartreuse, à Villeneuve-Les-Avignons. Or c’est un lieu pour écrire du théâtre ! Exceptionnellement, j’y écrivais un roman, en résidence. Quelques mois plus tard, Sara a contacté la Chartreuse pour avoir mes coordonnées et quand je l’ai rencontrée, j’ai été très très flatté par cette attention qui venait d’un autre monde : ses origines espagnoles, née et vivant à Paris, moi, syrien réfugié, seulement depuis quatre ans à Paris, ne connaissant rien au théâtre, n’ayant écrit que de la poésie et un roman. Quand Sara m’a proposé ce projet j’ai commencé à imaginer des choses, des scènes que je n’arrivais pas à exprimer. Grâce à elle, grâce à cette rencontre, nous avons commencé à écrire ensemble une pièce de théâtre.

Il y a eu plusieurs pistes explorées puis écartées avant d’aboutir à La Terre se révolte.

Omar Souleimane : Nous avons travaillé sur un premier texte, Le fils de l’exil, qui n’a rien à voir avec la pièce d’aujourd’hui même si on y retrouve la même idée de départ. Puis, vers fin 2016, a eu lieu la rencontre avec Guillaume Clayssen, dramaturge, qui nous a dit : le plus important c’est votre histoire à vous, Sara et Omar, votre rencontre en elle-même, et il faut que cela ne soit pas seulement de l’histoire ancienne, à savoir ma sortie de Syrie, mon arrivée en France, etc. De plus dans ce livre que j’avais écrit à la Chartreuse j’avais déjà raconté cette histoire. De fait, la rencontre avec Sara était exceptionnelle, pas seulement parce qu’elle vient d’un autre monde, cela joue bien sûr, mais par la richesse du dialogue, des discussions avec elle. Et depuis notre rencontre jusqu’à aujourd’hui nous ne sommes pas du tout d’accord sur plein de points ! Mais je trouve que cela nourrit la discussion et cela a également nourri la pièce.

Sara Llorca : Hortense Archambault, à qui j’avais parlé du projet et fait lire les premières épreuves, m’a dit aussi : moi ce qui m’intéresse, si c’est toi la metteuse en scène, c’est de savoir ce que tu racontes de cette rencontre. Pourquoi je vais voir Sara Llorca pour rencontrer Omar ? La raison qui fait que c’est important, que c’est intéressant, c’est que tu vas partager une expérience dans laquelle d’autres français vont se reconnaître. C’est à dire cette relation à l’autre, cette relation précisément à un citoyen syrien sorti de Syrie parce qu’échappé à la guerre. Et cette appréhension à la fois de la peur et du désir de connaître l’autre on va l’éprouver à travers toi. Du coup, il y a un moment où j’ai dû ne plus voir Omar ni Guillaume pour me plonger dans ma propre histoire. Un épisode familial m’a paru intéressant à mettre en échos dans ce contexte, c’est celui de la « retirada », des premiers exilés espagnols qui arrivent en France. Mais aussi une histoire qui est celle de français d’aujourd’hui, la question du vivre ensemble, la question de l’Islam en France, la question des ghettos dans les villes, la question du Front National qui monte. Questions d’actualité pure sur lesquelles Omar n’avait pas d’avis particulier puisque tout cela lui était assez confus, nouveau. Mais en même temps, en tant qu’homme public, invité sur les plateaux télé, invité à la radio, il devenait un relais, il était parfois utilisé contre ses propres idées, ses propos étaient parfois détournés à des fins peu subtiles ou indignes. Notre travail d’écriture lui a permis de prendre connaissance de cette situation. C’est là dessus aussi que les premiers débats sont arrivés entre nous, nous avons compris que nous n’étions pas d’accord sur le fond, et, par exemple, sur la question de ce qu’on doit dire en tant qu’homme public, ce qu’on doit cacher, est ce qu’à partir du moment où l’on apparaît dans l’espace public on n’a pas une responsabilité vis-à-vis de l’interprétation que s’en feront les autres ? Et donc, ne doit-on pas retenir une part de la vérité pour qu’elle ne soit pas galvaudée ou utilisée contre nous ?

Pourquoi avoir convoqué, au nombre des protagonistes, les philosophes Descartes et Averroès ?

Omar Souleimane : Descartes m’a sauvé la vie ! Cela est arrivé grâce à internet car on m’a offert un ordinateur alors que j’étais adolescent au sein d’une famille musulmane très pieuse et très stricte. Grâce à cet ordinateur j’ai découvert d’abord l’écrivain égyptien Taha Hussein et, à la lecture de sa biographie, j’ai découvert Descartes. Taha Hussein a étudié à Paris, à la Sorbonne, et il a contribué à introduire Descartes dans le monde arabe. J’étais un adolescent déjà en proie au doute et là j’ai compris : je doute donc je suis, je pense donc je suis. Cette pensée était déjà dans ma tête et dans celle de beaucoup de gens mais n’était pas encore mûre. Grâce à ces lectures elle a mûri et j’ai appliqué cette philosophie à ce qu’on m’avait inculqué : et si le texte coranique avait été écrit bien après Mahomet ? Et si Allah n’existait pas ? Cela a été vraiment l’enfer pour moi pendant des mois et des mois alors que nous vivions avec ma famille en Arabie Saoudite. Et au bout du compte j’ai senti que j’en avais marre, je me suis dit : pourquoi a-t-on besoin de la religion pour vivre ?

Sara Llorca : Quant à Averroès, philosophe arabe de Cordoue, j’avais en vue l’idée d’une utopie finale dans le paysage de l’Andalousie, une Andalousie idéale, pas celle d’aujourd’hui mais inspirée de l’Andalus mythique qui a permis aux trois religions de se réunir autour de certains textes fédérateurs, l’observation des astres, la spiritualité telle qu’on pourrait la rêver. Contrairement à Omar, je ne suis pas athée, je ne crois pas à tout prix à la laïcité, je crois qu’on a besoin d’un monde intérieur qui est fait de fantasmes, d’une lecture du monde qui soit moins rationaliste. Dans cette Andalousie je retrouve les prémices de la religion avant la religion, cette combinaison entre observation scientifique et sensations, interprétations, lectures du monde.

La danse est toujours présente dans vos mises en scène. Ici elle est portée par le personnage de la Femme Rouge, jouée par la chorégraphe et danseuse Ingrid Estarque.

Sara Llorca : Oui, c’est une présence très forte. En réalité la danse est constitutive de la forme que va prendre le spectacle. Je dirais que c’est une grande chorégraphie que je vais mettre en scène. Chorégraphie de l’espace, chorégraphie du souvenir. La Femme Rouge est omniprésente, elle ne déploie pas toujours une danse mais sa présence, son corps, toute la relation au corps est extrêmement importante. Les protagonistes ont des échanges philosophiques mais ces échanges philosophiques sont pétris par leurs corps, la tension, l’aspiration à se dresser. Ce sont deux figures de résistants, Omar et Andréa, résistants face à une sorte d’affadissement de la pensée, face à des idées préconçues sur ce qu’est la révolte. Ce sont deux personnes dressées, d’ailleurs Omar le dit dans un de ses poèmes : « deux corps dressés au plus haut de l’amour ». Donc la question de la danse est centrale, ce n’est pas un art pour décorer, ni pour faire des intermèdes, et, au final, quand il n’y a plus de pensée, il y a des corps qui dansent, il y a la fête, il y a l’invention du Flamenco en Espagne, pas seulement pour passer du bon temps mais aussi pour libérer les peuples, pour les rassembler, pour trouver la cohésion. Les premiers bohémiens, les premiers gitans dans la montagne dansent et chantent aussi pour appeler le divin à eux, pour que la nuit soit paisible, pour qu’il n’y ait pas de massacre pendant la nuit et cette danse et ce chant ont une vocation… politique. Le fait qu’à la fin, le cinquième acte soit une transe, un moment de danse c’est parce qu’il n’y a plus de mots, parce qu’il n’y a plus de pensée, il y a des corps qui se rassemblent et il y a une force sensible qui se dégage de cette danse et qui travaille dès le début par petites touches, elle arrive et elle finit par emmener tout le plateau.

Est ce que cela constitue une injonction politique que vous pouvez faire vôtre : pour y voir plus clair, la pensée n’est pas toute puissante ?

Sara Llorca : Oui, absolument, il faut parfois arrêter de réfléchir, il faut aller au théâtre, il faut danser, il faut chanter, oui, bien sûr. Si je suis militante comme artiste c’est parce que je crois que l’art est une vraie solution. En tous cas apporte un véritable apaisement et rend possible de réunir dans la même salle des gens qui sont profondément opposés par les idées. Parce que leurs corps vont être embarqués dans une émotion, ils ne seront plus que des êtres égaux, des corps qui pleurent ou des corps qui rient, cette extrémité là m’intéresse, me passionne totalement.

Omar Souleimane : Sara m’a dit une phrase une fois qui m’a vraiment touché : dans les débats de presse, à la télévision, souvent quand on aborde un sujet polémique on divise les gens, on les sépare, or cette pièce nous voulons qu’elle rassemble les gens. Et c’est d’après cette phrase que je me suis toujours posé la question pendant l’écriture de la pièce : comment peut-on aider les gens afin qu’ils vivent ensemble avec tout ce qu’on voit aujourd’hui du racisme et de la haine en France.

Propos recueillis par Tony Adbo-Hannah en mars 2019.