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Magazine

10 mars 2022
À lireEntretiens2021-2022

L'écriture du silence

Entretien avec Sébastien Derrey autour de mauvaise

Comment ce texte t'est-il parvenu ? Quel a été l'effet premier, immédiat à la lecture ?

Le texte m'a été transmis il y a cinq ans par Stéphanie Béghain qui animait le comité de lecture du Studio-Théâtre de Vitry (comité qui a depuis déménagé au T2G). J'ai tout de suite été frappé par la langue, avant même de comprendre. Un choc, semblable à celui de la lecture de Guyotat. Cela vient du fait que debbie tucker green cherche d’abord l’impact de la phrase, un choc sonore, physique, une émotion brute et décontextualisée. Le sens, l’histoire, viennent dans un second temps. Par recomposition de l’oreille et de l’œil du spectateur, comme des mélodies fantômes. C’est une langue hybride, ouverte, pétrie d’influences, d’histoires, de voix, de toute une mémoire, personnelle et collective. C’est en cela que la traduction (de Gisèle Joly, Sophie Magnaud, Sarah Vermande) est vraiment bonne, les traductrices se sont attachées avant tout à la métrique, au travail d’accentuation de la langue, à rendre le rythme. En même temps, la langue est très simple, avec un effet immédiat, réaliste. On reconnaît ces sons et ces rythmes. Ceux des jeunes, d’un parlé populaire, de la rue, du rap. Il y a une éloquence de cette langue qui est aussi tentée par le chant.

"C’est une écriture du silence. Ce qui n’est pas dit est le plus parlant. Le silence est pris dans la partition comme un son, une voix."

 

Même si debbie tucker green écrit dans un registre de langue qu’un anglais peut reconnaître immédiatement, il y a un travail très précis de composition et ré-accentuation de la langue à partir du rythme et du silence. C’est une écriture du silence. Ce qui n’est pas dit est le plus parlant. Le silence est pris dans la partition comme un son, une voix. (...)

Comment as-tu construit ta distribution ?

debbie tucker green écrit le plus souvent pour des acteur.trice.s noir.e.s. J’ai mis du temps à trouver les parents. Il y a toute une génération d’acteurs noirs qui a disparu des scènes subventionnées en France. Ils n’avaient pas de travail ou leur travail n’était pas visible. On s’aperçoit qu’ils manquent. Ça commence seulement à changer depuis quelques années. On est très en retard en France sur ces questions. (...) Ce sont des acteurs avec qui je n’avais jamais travaillé et qui ne connaissaient pas mon travail. J’en avais vu jouer certains, mais les rencontres ont été déterminantes. Ça a pris du temps. J’avais proposé à Lorry Hardel de rejoindre le projet, mais elle était prise par un autre projet à Avignon. Séphora Pondi* connaissait déjà la pièce et ça a été une évidence dès la première rencontre pour Fille. Je connaissais Jean-René Lemoine comme auteur et je suis allé le voir jouer. Jean-René dégage a priori quelque chose de très doux et sympathique. Je voulais absolument éviter un père patibulaire et antipathique. Je voulais qu’au contraire on puisse se dire que cette histoire n’est pas possible, qu’on n’en croie pas ses yeux. En réalité, le fait qu’un homme abuse sexuellement ses propres enfants ne se voit pas comme le nez au milieu de la figure, c’est invisible. Les incesteurs sont en général des gens très banals, comme vous et moi. Je me souvenais de Nicole Dogué dans les films de Claire Denis et je savais qu’elle avait travaillé plusieurs fois avec Claude Régy. Elle a un long compagnonnage avec Jean-René. Là aussi, dès la première rencontre, c’était assez évident. J’avais vu Bénédicte Mbemba aux sorties du CNSAD1 et je pensais à elle pour l’une des sœurs. Comme la création a été reportée, certains acteurs n’étaient plus disponibles et il a fallu changer une partie de la distribution. C’est comme ça que j’ai rencontré Josué Ndofusu Mbemba, Océane Cairaty et Cindy Almeida**. J’avais vu Océane dans un spectacle de Jean-René, et on m'avait parlé de Josué et de Cindy. Je les ai vus jouer et j’ai aussi organisé des auditions. Ça s’est fait de manière assez simple et évidente à la première rencontre.

 

Selon toi, quel est l'enjeu fondamental de ce texte ?

Ce que debbie tucker green fait apparaître, c’est la question de la responsabilité de celui qui regarde et écoute. C’est toujours la question du témoin et de l’inaction. Ce sont des personnages très courageux, qui lancent un appel. Ils n’existent pas sans destinataires, sans témoins. Ils demandent une écoute, une reconnaissance. Sans quoi le monde est folie et douleur. debbie tucker green ne donne pas de leçon, ne juge pas, ne provoque pas, elle cherche seulement à ranimer, revitaliser ce sentiment : l’instinct d’une responsabilité devant la vulnérabilité de l’autre.

"Je crois que debbie tucker green partage la même volonté de ne pas être compréhensible immédiatement, mais au contraire de faire un maximum de bruit, faire du sale avec la langue. Lui redonner une étrangeté, une sensualité, une éloquence, une force."

 

Tu as été le dramaturge de Claude Régy durant plusieurs années. Une activité qui demandait en amont des répétitions beaucoup de recherches. En tant que metteur en scène, tu as toujours pratiqué ce moment d’exploration. Sur ce projet, quels ont été les appuis théoriques et dramaturgiques ?

Il existe déjà une somme considérable de travaux de qualité sur l’œuvre de debbie tucker green outre-Manche. Par des chercheuses comme Lynette Goddard2, Deirdre Osborne3, Marissia Fragkou4… En France, il y a le travail de recherche de Léa Sawyers5 ou Hélène Lecossois6. De mon côté, je trimballe toujours un peu les mêmes questions et références que j’ai l’impression de retrouver et de redécouvrir à chaque nouveau texte que je mets en scène.

Là, il y a aussi le rap par exemple. Parce que dans le rap, il y a la nécessité de faire du bruit avec la langue. « Faites du bruit. », c’est ce que disent les rappeurs. Et le rap, c’est « du bruit qui pense », comme dit le rappeur Médine. Je crois que debbie tucker green partage la même volonté de ne pas être compréhensible immédiatement, mais au contraire de faire un maximum de bruit, faire du sale avec la langue. Lui redonner une étrangeté, une sensualité, une éloquence, une force. Alors que, d’habitude, on la nettoie pour avoir l’impression de bien comprendre. Boxer avec les mots pour attaquer le silence. Attaquer la majorité silencieuse, d’abord, celle constituée sur le plateau par cette famille. Ensuite, celle tout autour. On peut fermer les yeux, détourner le regard de ce qu’on ne veut pas voir, mais on ne peut pas fermer les oreilles aussi facilement.

J’ai surtout été très frappé par le livre de Dorothée Dussy Le Berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste7, où elle analyse très précisément la mécanique de l’inceste et ses conséquences sur les victimes. Elle y fait l’hypothèse terrible que l’inceste et le silence qui l’entoure sont constitutifs de l’ordre social. Je l’ai lu pendant les répétitions et j’y ai retrouvé toute la pièce. La violence du silence. L’incorporation par les enfants de l’impossibilité de parler. La surdité familiale et l’aveuglement. Et aussi le silence terrible de la société tout autour.

"Ce qui est terrible, c’est que le tabou de l’inceste permet l’inceste. Il faut une force surhumaine pour le révéler, comme Fille le fait dans la pièce, et c’est un autre geste de transgression. C’est la transgression de la loi du silence."

 

L’inceste n’est-il pas un fait humain qui appelle un geste théâtral tragique ? La pièce de debbie tucker green ne refonde-t-elle pas ce geste ? Mener à l’aveu et à la vérité, à la clarté, alors que tout est perdu, abîmé : n’est-ce pas là une réappropriation du tragique ? La reconnaissance est-elle possible ? N’est-on pas dans une exposition effroyable de l’irrésolu ?

Je ne sais pas trop ce qu’est le « geste théâtral tragique ». C’est un peu trop théorique pour moi. Ce qui est sûr, c’est que l’inceste – hélas un crime horriblement banal et répandu dans tous les milieux – est une transgression. Dussy en parle comme l’un des fondements de la société, car il est fondateur du principe de domination. Elle dit que nous sommes tous, qu’on le veuille ou non, imprégnés et plongés dans le « système du silence » autour de l’inceste. Nous sommes tous socialisés dans une civilisation qui interdit l’inceste et qui, en même temps, repose sur son silence. Que nous le voulions ou non, nous sommes tirés vers ce silence. C’est un interdit : quand il arrive – et vu les statistiques, c’est quand même très souvent8 – on ne sait pas, ou on ne veut pas le voir. On ne veut pas en entendre parler. Ce qui est terrible, c’est que le tabou de l’inceste permet l’inceste. Il faut une force surhumaine pour le révéler, comme Fille le fait dans la pièce, et c’est un autre geste de transgression. C’est la transgression de la loi du silence. La capacité de nommer l’ennemi. Quand on le fait, personne ne veut y croire. On a tout le monde contre soi. Les incesteurs en général n’ont pas grand-chose à faire quand ça explose dans la famille, ils ont juste à laisser les autres se déchirer entre eux. Une des seules choses prononcées par le père, c’est qu’il n’est pas obligé de parler. La vérité est rarement reconnue. Il faut que la justice intervienne après. Souvent des années après, et avec de rares résultats.

L’expérience tragique, ce n’est peut-être pas seulement dans le geste de parole agissante de Fille qu’il faut l’envisager, mais aussi dans et par la forme et la langue et la manière dont le silence de la famille rebondit sur celui des spectateurs, avec tout l’ébranlement mental et physique et affectif que ça suppose.

En France, nous disposons pour le moment de peu de textes traduits de debbie tucker green9. Malgré cela, comment caractériserais-tu son œuvre ?

C’est une autrice majeure. Je ne suis pas assez anglophone pour arriver à vraiment lire toutes ses pièces, mais ce qui est remarquable, c’est qu’elle tente à chaque fois quelque chose de différent. Sa langue change d’un texte à l’autre. Ce qui pose aussi des problèmes de traduction. Elle propose toujours une forme particulière. Avec des lacunes, des vides qui permettent au spectateur d’entrer dans le cadre. (...)

*Sephora Pondi qui était présente à la création 2020 a été engagée comme pensionnaire de la Comédie Française. Elle est remplacée par Lorry Hardel.
** Cindy Almeida de Brito joue Soeur 2 en alternance avec Océane Caïraty.

Lire l'entretien en intégralité 

Extraits de propos recueillis par Frédéric Vossier lors d’un entretien réalisé par le TNS en octobre 2020

Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage


1. Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris.
2. Professeure de Black British Theatre and Performance à la Royal Holloway, University of London.
3. Universitaire au département de Performance à Goldsmiths, University of London.
4. Professeure des Arts de la scène à la Canterbury Christ Church University.
5. Léa Sawyers est une jeune chercheuse française qui travaille sur l’œuvre de debbie tucker green et qui prépare une thèse sur son écriture
http://www.theses.fr/s92167 
6. Professeure à l’université de Lille en littérature anglophone.
7. Dorothée Dussy, Le Berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste, livre 1, La Discussion, Marseille, 2013.
8. Même s’il est très difficile d’avoir des chiffres précis, on estime par exemple que sur une classe de 30 élèves de CM2, il y a en moyenne 3 enfants qui sont victimes d’inceste. Une enquête récente en France (enquête Virage : Violences et rapports de genre) conduite par l’Institut national d’études démographiques (Ined) en 2015, a montré qu’au cours de leur enfance ou adolescence, près d’une femme sur cinq (18 %) et un homme sur huit (13 %) déclarent avoir été victimes de viol ou tentative de viol ou d’attouchements dans le cadre familial ou de l’entourage proche.
9. debbie tucker green, corde. raide, texte original traduit en français par Emmanuel Gaillot, Blandine Pélissier et Kelly Rivière, Éditions théâtrales, 2020 / debbie tucker green, mauvaise,  texte original traduit en français par Gisèle Joly, Sophie Magnaud et Sarah Vermande, Éditions théâtrales, 2020.