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Magazine

19 janvier 2018
À lireEntretiens2017-2018

Rencontre avec Leyla-Claire Rabih

Chroniques d'une révolution orpheline

MC93 : Un mot sur la genèse de ce projet ?

Leyla-Claire Rabih : Cela a commencé en 2011 avec les premières manifestations en Syrie et la répression qui s’en est suivie. Nous étions nombreux à nous poser la question : est-ce que la forteresse du régime syrien peut craquer ? J’étais en France à ce moment là, je suivais les nouvelles en permanence, j’en étais obnubilée et très vite j’en ai perdu le sommeil. Puis cela a basculé en 2012 quand le régime syrien a commencé à bombarder ses propres villes. Il y a eu pour moi, alors, quelque chose de l’ordre de l’inouï et de la sidération : réprimer, massacrer son propre peuple en prétendant rétablir l’ordre, c’est assez répandu, mais détruire son propre pays au même motif, c’est insensé. Quel ordre ? Avec quelle légitimité ? À ce moment là, un déclic s’est opéré et j’ai commencé, petit à petit, à me poser la question d’un travail artistique sur ce sujet.

Mon père est originaire de Hama, ville qui avait déjà été détruite par le régime en 1982 : il y a là une histoire familiale, une sorte d’héritage de ce qui s’est passé, même si on n’en parle pas beaucoup.
 

MC93 : Ce spectacle constitue-t-il votre première mise en scène concernant la guerre en Syrie ?

L-C. R. : Il y a eu une première forme courte en 2013, une performance qui s’appelait Lettres syriennes, lettres d’exil et qui, pour moi, constitue un prélude au projet Chroniques. Non pas dans la forme, très différente, mais dans la mesure où, pour la première fois, dans mon travail de mise en scène, j’ai parlé de la Syrie, et où pour la première fois de ma vie, j’ai écrit un texte que j’ai ensuite porté sur le plateau. Cela évoquait mon parcours personnel et mes souvenirs de Syrie. Mon père est originaire de Hama, ville qui avait déjà été détruite par le régime en 1982 : il y a là une histoire familiale, une sorte d’héritage de ce qui s’est passé, même si on n’en parle pas beaucoup. S’il y a bien quelque chose qui se transmet dans les familles sans qu’on n’en parle beaucoup, ce sont les souvenirs de violence, les souvenirs de destruction ou de guerre. Je crois que l’inconscient familial et collectif fonctionne très bien dans ces contextes-là. Donc, dans ce premier spectacle, je parlais à la fois de cet héritage et de la fascination que j’ai toujours éprouvée en Allemagne - où j’ai longtemps vécu - à l’égard de la destruction des villes et des traces des bombardements  et des violences : comment un peuple arrive-t-il à se relever de cela ? Puis, fin 2013, je voulais continuer à travailler sur la Syrie et j’ai cherché des textes de théâtre. C’est par l’intermédiaire de Jumana Al-Yasiri que j’ai alors découvert les textes de Mohammad Al Attar.

MC93 : Vous êtes de nationalité franco-syrienne et metteure en scène depuis une vingtaine d’années. Pourquoi avoir choisi, pour la première fois, en 2013, de monter les textes d’un auteur syrien ?

L-C. R. : Parce qu’on est toujours rattrapé par sa propre histoire ! Je suis née en France, de père syrien et de mère française. Je suis allée plusieurs fois en Syrie mais n’y ai jamais vécu. Et je me suis moi-même « exilée » en partant hors de France pour l’Allemagne car il fallait que je m’éloigne pour pouvoir faire du théâtre. J’ai personnellement une histoire très forte avec l’Allemagne. J’ai passé une longue période sans aller en Syrie, puis dans les années 2000, je m’y suis rendue plusieurs fois et j’ai eu alors très envie de travailler sur place. Il y a eu deux ou trois tentatives infructueuses. C’est lors d’un de ces voyages, en 2009, que j’ai rencontré Jumana Al-Yasiri alors que j’étais en quête de partenaires artistiques. Cette question des auteurs syriens s’était posée à ce moment-là. Et comme j’ai toujours travaillé autour des écritures contemporaines, il m’intéressait de savoir quels auteurs existaient là bas, qu’est-ce qu’ils produisaient, comment ils travaillaient. Je n’ai pas pu le faire à ce moment-là mais cela s’est finalement imposé à moi, quelques années plus tard.

L’idée de la trilogie a émergé quand j’ai réalisé que ces trois textes réunis témoignent d’une « bascule ».
 

MC93 : Vous avez décidé de composer une trilogie à partir de trois textes de Mohamed Al Attar. Pourquoi ce choix ?

L-C. R. : En effet, les trois textes dont sont extraits ces Chroniques n’ont aucun lien entre eux mais l’idée de la trilogie a émergé quand j’ai réalisé que ces trois textes réunis témoignent d’une « bascule » : qu’est ce qui se passe entre un soulèvement populaire et une guerre civile ? Quelle fonction a exercé la répression sanglante dans la militarisation progressive des révolutionnaires et dans l’engrenage de la  guerre ? D’un point de vue historique, cette trilogie rend compte de ce processus entre 2011 et 2013. Il était important pour moi, alors que cette guerre est souvent représentée par les médias comme un affrontement entre Daech et le régime syrien, de rappeler comment tout cela a commencé et notamment de rappeler que ce conflit n’a pas commencé comme la guerre civile libanaise mais par un véritable soulèvement pacifique, démocratique et unitaire qui réclamait surtout des réformes. Et puis c’est une période qui se laisse encore raconter, tandis qu’après 2013 cela devient très compliqué : on sort d’une affaire syro-syrienne pour passer à un conflit régional avec interventions diverses. Par ailleurs, d’un point de vue artistique, la trilogie m’intéressait beaucoup parce qu’on avait là trois formes d’écriture théâtrale - et d’écriture tout court - qui ne se ressemblent pas du tout et qui sont presque incompatibles : il m’intéressait de traverser ces trois formes dans un même spectacle.

C’est donc une allusion au retrait de la communauté internationale, à l’abandon de la révolution par ses premiers alliés.
 

MC93 : Vous avez intitulé cette trilogie Chroniques d’une révolution orpheline. Qui sont les parents perdus de cette révolution ?

L-C. R. : Cette formule, « révolution orpheline », je l’ai empruntée à Farouk Mardam-Bey qui faisait ainsi référence dans un article (publié par Politis le 1er mars 2012) à ceux qui avaient soutenu cette révolution au départ, à commencer par l’Occident et les États Unis, et qui s’en sont lavés les mains ensuite. C’est donc une allusion au retrait de la communauté internationale, à l’abandon de la révolution par ses premiers alliés. Le politologue Ziad Majed a également publié un livre en 2014 intitulé Syrie, la révolution orpheline (Actes Sud - ndlr) où il raconte ce processus de 2011 à 2013. Ce titre, dont je revendique complètement la responsabilité, est lié à cet état de sidération dans lequel les nouvelles me plongeaient, notamment à partir des attaques chimiques d’août 2013, des promesses de sanctions et de frappes de la part d’Obama, puis du retrait d’Obama. On a laissé un peuple se faire massacrer sous les yeux de toutes les caméras du monde. Je pense que nous - la communauté internationale - avons une responsabilité énorme par rapport à ce qui s’est passé. Et que ce ne sera pas sans conséquence : la crise migratoire qui est en train d’ébranler l’Europe n’est pas sans lien avec cela.

MC93 : La question de l’engagement politique est omniprésente mais est traitée sans aucune complaisance.

L-C. R. : Effectivement et cela m’a particulièrement touchée chez les personnages d’Al Attar, que d’aucuns ont parfois trouvé un peu simplistes. Dans ces caractères, je lis le doute, je lis la peur, je lis l’ambivalence. La question de l’engagement politique est fragile : plus la répression est violente, plus la peur est grande. Mais il y a aussi ce moment où quelqu’un prend la décision de surmonter sa peur parce qu’il ne peut plus obéir aux ordres, comme ce cadre du Parti Baas - dans la troisième pièce Youssef est passé par ici - qui décide de ne pas établir la liste de suspects qu’on lui commande et qui doit passer dans la clandestinité pour sauver sa peau.

MC93 : Vous n’incarnez aucun des personnages du texte mais vous avez choisi d’être présente sur le plateau. Comment s’est opéré ce choix ?

L-C. R. : Très progressivement, au cours du travail de préparation qui dure depuis trois ans maintenant. Après avoir eu l’idée de la trilogie pour raconter cette période particulière, je me suis aperçue que la question importante était : qui raconte ? Et la réponse a été : cela ne peut être que moi, cela ne peut être que ma perception à distance, partielle et partiale bien sûr. Ma position dans le spectacle n’était pas une idée première mais elle s’est imposée au fur et à mesure.

MC93 : Dans la troisième partie - le carnet de voyage - vous projetez un film qui accompagne l’action au plateau. Pouvez-vous nous dire un mot de sa réalisation ?

L-C. R. : Dans cette partie, il y a des moments de narration, des moments de jeu, et d’autres où nous intervenons de diverses manières (dessins, photos, improvisations). Ce qui m’intéressait c’est comment passer de la narration au jeu théâtral, comment entrer dans la fiction, puis comment en sortir. Le film est constitué d’un matériau hétérogène. Lors de notre résidence au Liban, puisque nous ne pouvions nous rendre sur les lieux mentionnés, nous avons filmé avec l’équipe des séquences qui reconstituaient des scènes du texte. Jean-Christophe Lanquetin et moi-même avons également effectué toute une recherche documentaire pour retrouver des images qui montrent avec précision les lieux évoqués dans le texte. Dans le travail de montage, Jean-Christophe Lanquetin s’est attaché à mêler ces archives avec les images de fiction que nous avions reconstituées au Liban. Par exemple, la scène où Fares longe l’Euphrate et va vers Raqaa, est évoquée par des images tournées à Saïda (Liban), au bord de la mer ! Nous avons produit des images qui pouvaient à nos yeux « raconter » les pérégrinations de Fares. Mais à aucun moment, dans ces séquences filmées, nous n’avons cherché à jouer la carte de l’illusion. Nous ne faisons pas semblant d’être en Syrie, nous sommes au Liban et nous ne nous en cachons pas ! C’est un voyage imaginaire assumé et cela incite chacun dans le public à s’en faire sa propre représentation.

Noura vacille, c’est-à-dire que sa tentative d’un travail documentaire ne la laisse pas indemne, modifie ses perceptions et ses positions. Pour moi, ce vacillement de Noura figure le vacillement de la société syrienne tout entière.
 

MC93 : Vous identifiez-vous au personnage de Noura qui cherche à documenter les événements en cours dans la deuxième partie ?

L-C. R. : Absolument ! Ma démarche avec ce spectacle, n’est pas très éloignée de celle de Noura, qui tente de s’engager à travers un objet médiatique. Dans ce texte, ce qui m’intéressait particulièrement c’est comment Noura vacille, c’est-à-dire que sa tentative d’un travail documentaire ne la laisse pas indemne, modifie ses perceptions et ses positions. Pour moi, ce vacillement de Noura figure le vacillement de la société syrienne tout entière. Noura comme Farès - dans la troisième partie - sont des doubles de moi-même : ces deux personnages choisissent à un moment donné, de manière parfois assez naïve, et avec très peu de moyens, de se lancer dans l’exploration d’une situation plutôt compliquée. Ils se retrouvent chacun face à une complexité qui non seulement les dépasse mais les emporte aussi.

MC93 : Quel genre de réactions a suscité le spectacle de Beyrouth à Vannes en passant par Paris ?

L-C. R. : Le fait que ce soient des textes qui ont été écrits « à chaud » est un choix assumé par l’auteur. Mais il s’est passé quelque chose d’assez étrange pour moi dans la mesure où, au début, lors des premières lectures que nous avons données, nous avons recueillis des réactions - notamment auprès de citoyens syriens en exil - du type : « Ce n’est plus possible de parler de cela de la sorte aujourd’hui. On pouvait peut-être s’exprimer ainsi en 2011 mais plus maintenant, la situation a trop changé ». On nous disait en fait que ces textes avaient déjà vieillis !
C’était il y a deux ans. Aujourd’hui, c’est le contraire : plus le temps passe, plus on se rend compte que ces textes témoignent d’un moment historique très bref, un moment de soulèvement et d’espoir. C’est précisément là où ces textes m’ont touchée, dans cette tentative de capter l’essence d’un moment très fugace. Et lors d’une représentation en 2017, j’ai été très touchée par une spectatrice qui disait : « Pour moi citoyenne française en période électorale, les questions sont les mêmes que celles qui sont posées dans la dernière pièce : qui peut dire le peuple veut ceci ou cela ? Quelle est la complexité d’une construction démocratique et quelle légitimité accorde-t-on à des expressions populaires ? »

Propos recueillis par Tony Abdo-Hanna en février 2017.