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Magazine

1 février 2017
À lireActualités2016-2017

Les récits manquants sur les plateaux

Retour

Après les attentats du 13 novembre,
nous avons voulu inviter des artistes qui ont envie de repenser ce monde de division.
Les écarts se creusent. La précarité,
l'oubli des cités ou de la ruralité disent,
des manques et ces manques se comblent par d'autre chose d'inquiétant.
Ensemble, nous avons voulu réfléchir à ces récits manquants,
à ce qui peut s'inventer…

Lazare

Acte 2 d'une réflexion qui engage depuis plus d'un an, des artistes, des directeurs de théâtre, des intellectuels, des travailleurs sociaux qui veulent repenser la manière dont le théâtre peut se projeter dans l'avenir. Les récits manquants interrogent la manière dont l'art peut être en phase avec une société plurielle, divisée… Pour en débattre, ce 8 décembre, à Théâtre Ouvert, Lazare était entouré de la chorégraphe Nacera Belaza, de l'auteur Guillaume Cayet, de la metteure en scène Caroline Guiela N'guyen, de Caroline Marcilhac, la directrice du lieu. Ils étaient interrogés par Pascal Paradou, journaliste à RFI. L'auteur Mario Batista a apporté au débat son témoignage filmé. 

La conversation a su aborder de manière sensible et singulière, la question du récit manquant au-delà de ses références à la grande Histoire, comme narration de soi, vecteur de construction d'identité. Et a su convaincre de l'impérieuse nécessité de faire émerger cette parole enfouie, niée ou oubliée sur les scènes.

Créer après le 13 novembre


Impérieuse, sans aucun doute. Et de plus en plus, car le 13 novembre 2015, a révélé brutalement l'aveuglement d'une société qui n'a pas voulu ou su voir ses clivages. Et n'a sans doute pas fini d'en payer le prix. Comme le dit Guillaume Cayet qui écrit sur la ruralité et la fracture coloniale "Je pense à Gabily (in Cadavres si on veut) qui pour parler de sa génération, évoque des cadavres marchant sur d'autres cadavres qui doivent s'aveugler pour ne pas voir "ce qui littéralement nous crève les yeux". Ces attentats pour moi, c'était un peu ça. Soudain, il fallait commencer à comprendre ce qu'avait été la France d'avant, ses impensés, les certitudes que nous avions sur la laïcité par exemple. Tout est remis en branle et évidemment cela travaille théâtralement : comment créer de la transhumance, du commun, sortir d'une guerre des identités ?" Mais comment créer sur ces impensés-là ? Tous les artistes ne portent évidemment pas le fer dans la plaie d'une manière démonstrative. La chorégraphe Nacera Belaza, interpellée par le modérateur de la rencontre comme "femme et algérienne", déjoue la convocation. "Je ne réagis pas de manière immédiate aux événements, je les amène sur un autre plan, comme si j'amortissais tous les coups venus de l'extérieur dans un monde parallèle, par un processus de transformation devenu matière chorégraphique. Partir de soi et rester à soi empêche l'ouverture vers d'autres possibles. La page blanche, le corps vierge, offrent la liberté de réinventer le monde."

Caroline Guiela N'guyen, elle, est partie à la recherche du Vietnam de sa mère pour créer Saïgon, une pièce avec des acteurs français, vietnamiens et français d'origine vietnamienne. "Mon père était pied noir, ma mère vietnamienne. Qui était colon ? Qui avait colonisé ? C'était à l'œuvre, pour moi, de manière intime puisque je mangeais avec eux tous les soirs…" Pourtant,  si elle se sent une "responsabilité", c'est moins pour parler de sa propre histoire que de toutes celles qui nous constituent. "Je ressens de tels fossés entre les gens, c'est ça qui nous tue. Alors très concrètement, dans ma responsabilité d'artiste, je cherche l'endroit de la rencontre entre des gens qui n'ont pas évidemment du commun ensemble". Une démarche, une œuvre, mais surtout un travail comme le souligne Caroline Marcilhac. "On repose sur une espèce de socle d'évidences qu'avoir des valeurs communes, des pré-requis communs irait de soi. Cela tient à nos éducations, nos parcours. Mais j'aime l'idée que créer du commun est un travail, il n'y a pas d'évidence sur ce sujet".

Récits manquants, récits manqués, récits abondants


Un des points les plus singuliers de ce débat aura été d'arracher les récits manquants à la grande Histoire. Non pas pour s'exonérer ou minimiser les conséquences du fait colonial, par exemple, vrai récit manquant contemporain. Mais qui pourrait encore croire aujourd'hui que cette amnésie de la République n'a pas eu d'effets sur l'expression de notre pluralité, de notre diversité ? Qui pourrait encore ne pas voir que ce déni a provoqué des formes d'ethnicisation de la mémoire qui de collective est devenue communautaire ? Alors plutôt que de s'indigner à peu de frais, les invités ont préféré réinterroger la notion même du manque à l'échelle de l'individu. "Chacun porte son récit. Et quand il manque, il empêche de se définir, de se dire, donc de créer un rapport à la planète, à l'autre, à l'inattendu… avance Lazare. Ce récit resté secret de la dame dans sa tour, attend, continue à grandir, crée des blessures narcissiques, fabrique du fantasme ou du monstrueux, forme des maladies, des stigmates de la haine, de la colère". "Une femme de ménage qui vient sur un plateau est pour moi un récit manquant, des corps différents sur un plateau font aussi partie des récits manquants" fait valoir à son tour Caroline Guiela N'guyen.

Et si ces récits manquants n'étaient peut-être que manqués risque Guillaume Cayet, "Les récits ne sont manquants que pour une certaine catégorie de la population. Dans mon village, des milliers de récits se racontent chaque jour. Ce sont surtout des récits manqués ! (par les autres…) Penser ainsi me semble plus opérant. Il y a eu des milliers de récits sur l'anarchie au début du XXe siècle, des milliers de récits sur la condition des femmes dans les années 70. Ils ne sont pas manquants, ils sont manqués, parce qu'à un moment, on a décidé de ne plus en parler". Et de quoi leur silence porte-t-il le nom, observe Mario Batista ?

"Quand on me dit récit manquant, j'ai envie de penser en creux et donc de réfléchir aux récits abondants ou dominants. Castoriadis réfléchit à la manière dont l'imaginaire constitue nos sociétés, ce qu'il appelle l'institution imaginaire de nos sociétés, faite de ce qui nous relie. La publicité, l'économie sont pleines de ces récits abondants. On ne vend pas un produit mais sa représentation : devenir riche, bronzer sur les plages… Si on veut réfléchir aux récits manquants, il faut faire face à ces récits abondants qu'on porte parfois sans même s'en rendre compte et qui expliquent peut-être, parce qu'ils font écran, l'absence de certains récits sur les plateaux."

Et c'est sans doute là que l 'art peut jouer un vrai rôle. "Ce qui m'intéresse dans le récit manquant, ce n'est pas qu'on en soit prisonnier, c'est au contraire, qu'on s'en libère pour se penser en devenir. Paradoxalement, réfléchit Lazare,  ce manque est aussi un appel à l'invention, au mouvement, au déplacement donc à la transformation."

Porter les récits manquants, assignation identitaire ?


Qui peut s'emparer de ces récits ? Existerait-il un impératif identitaire du créateur ? Dans un bel ensemble, les invités ont refusé cette forme d'assignation aux origines. "Je ne connais la colonisation que par les récits de mon père ou de mes proches. Tout un pan de l'histoire de mes parents n'a jamais été formulé. Leurs blessures, leur arrivée, les problèmes avec la langue, personne n'en parle. Je suis le fruit de ces récits manquants, partagée entre deux cultures dans un contexte qui fractionne, divise, analyse Nacera Balaza. Je disposais de très peu d'espaces de liberté, puis la danse est venue, comme une nécessité de parler avec le corps en m'affranchissant de mots que je ne pouvais peut-être pas prononcer. Mais j'ai toujours voulu m'éloigner de la place qu'on m'assignait, ma vie ne peut se résumer à être femme d'origine algérienne. J'aime la littérature, parce qu'on on n'y parle pas de catégories, mais d'être humain. C'est dans cette possibilité de penser les questions existentielles comme la vie, la mort, la liberté, des questions que nous partageons tous que j'ai trouvé la possibilité d'être, de faire du commun, de créer".

Un propos qu'appuie Caroline Guiela N'guyen "Dire que Nacera devrait parler de l'histoire de la femme algérienne et moi de la colonisation vietnamienne revient à dire que d'autres ne pourraient pas s'en emparer. Or les questions sociales appartiennent à tous". Ne sommes-nous pas tous, le fruit de la guerre d'Algérie ou de l'après 13 novembre ? résume Caroline Marcilhac. "Les écritures sont forcément nourries de ces blessures-là, même si elles n'en parlent pas directement. Heureusement, l'écriture déplace, transforme".  

L'écriture révèle aussi, permet d'articuler le monde à sa propre histoire. En accueillant le singulier dans toute sa diversité, elle permet de rejouer les représentations, les stéréotypes. Et si Caroline Guiela N'Guyen peut s'indigner "Je n'en peux plus de ne jouer que pour des Blancs ! ", elle dit le risque d'un théâtre qui aurait raté le rendez-vous avec son époque. Car sans doute, nos scènes manquent-elles de ces enjeux-là. Ce n'est pas un hasard si la prochaine rencontre initiée par Lazare propose d'interroger la diversité sur les plateaux. Les représentations se jouent d'abord de l'intérieur…

Anne Quentin, décembre 2016