Brutal et sublime

Entretien

Brutal et sublime

Entretien avec Lisaboa Houbrechts autour de Pépé Chat

Le point de départ de Pépé Chat est-il autobiographique ?

L'inspiration l'est mais le résultat est loin des sources originelles. L'idée est de construire une épopée familiale sur trois générations, celle de mes grands-parents, celle de mes parents et la mienne. Dans cette épopée, la politique et le personnel se mêlent. Le personnage de Pépé Chat, alors enfant, vit la montée du nazisme et l'occupation de sa ville, Hasselt, au nord de la Belgique. Il est chanteur dans le chœur d'une école dirigée par des prêtres où il est victime d'abus sexuels. Pendant l'Occupation, les enseignants sont remplacés par d'autres, pro-nazis et pour ce petit garçon, ce changement représente paradoxalement une libération car les abus cessent. Plus tard, Pépé Chat se marie, il a un fils qui lui aussi est victime d'abus sexuels de la part de son oncle très catholique. Cette reproduction du même traumatisme dans la famille le conduit à questionner l'existence de Dieu. Mais le personnage principal est une petite fille d'aujourd'hui et de douze ans qui peut voyager dans le temps et rencontrer les enfants du passé, pour montrer la peur et la cruauté mais aussi pour trouver un chemin de guérison. C'est un récit un peu surnaturel qui porte un message sur la possibilité de la beauté et de la grâce en même temps qu'il montre l'horreur profonde.

« Le théâtre permet de toucher une forme de spiritualité, qui est une manière de survivre, de dépasser tout ce qui peut casser un être humain et de s'élever. »

Quel rapport entretenez-vous avec la religion ?

Beaucoup de gens de ma génération et de la précédente sont athés. Si je parle de Dieu devant mes parents par exemple, c'est un choc, car c'est un sujet qu'ils n'abordent jamais. Nous sommes tous frappés par les traumatismes liés à l'institution de l'Église, qui ressortent aujourd'hui. Mais je crois qu'on a une idée rigide sur Dieu ou l'Église et que le vrai mysticisme peut être libérateur. Pour moi le théâtre est un rituel. Quand j'étais en Grèce pour préparer Médée, j'ai compris que le théâtre faisait partie d'un plus grand ensemble. Épidaure est une expérience holistique : à côté du théâtre il y avait aussi un hôpital, des temples, un stade. Tout était connecté. Pour cette petite fille qui plonge dans tous ces traumatismes, le rêve constitue une ouverture, avec ses images qu'on ne comprend pas mais qui peuvent consoler. Le théâtre permet de toucher une forme de spiritualité, qui est une manière de survivre, de dépasser tout ce qui peut casser un être humain et de s'élever.

Quelle est la place de La Passion selon Saint Jean de Bach dans l’écriture du spectacle ?

Les différentes étapes de La Passion vers la crucifixion sont liées à différents épisodes de cette histoire. J’aime beaucoup cette œuvre parce que la mort du Christ n’engendre pas seulement le deuil mais aussi la joie : parce qu’il est mort, il peut vivre pour toujours. Je trouve vraiment intéressant que la cicatrice puisse devenir fleur. Toute la structure de La Passion est fascinante. J’ai travaillé de façon intense avec le dramaturge Piet De Volder, de l’Opéra de Flandres : nous avons disséqué l’œuvre, écouté différentes versions, par exemple celle de Harnoncourt où chantent des enfants. C’est très émouvant. J’ai découvert ainsi que je pouvais utiliser le squelette de l’œuvre, et l’ouvrir pour y intégrer mes propres scènes. La musique invite à être libre avec les mots, et à trouver une forme de poésie dans l’écriture.

Il y a une autre partition musicale, contemporaine. De quelle nature a été la commande ?

La musique de Bach est portée par des chanteurs et un enregistrement d’orchestre fait à l’Opéra de Flandres avec 24 musiciens. Les frères Bert et Stijn Cools composent en contrepoint. Ils manipulent cet enregistrement et construisent également des paysages intérieurs pour les personnages. J’imagine aussi des rituels joyeux où l’on peut danser. De plus un accordéoniste, Philippe Thuriot, fait le lien sur scène entre Bach et la musique des frères Cools parce qu’il peut jouer Bach et retranscrire une partition d’orchestre pour un seul instrument. L’accordéon peut évoquer l’église tout en étant plus flexible qu’un orgue. Il peut aussi devenir le souffle ou le vent. Cela fait finalement trois pôles musicaux.

« J’aime le mélange entre la brutalité des faits et une forme de sublime. »

Que cherchez-vous à provoquer chez le spectateur ?

Je voudrais montrer les nuances. Dans tous les sujets du moment, qu’on parle de féminisme ou autre, on veut toujours construire des monstres et des anges. J’aimerais casser cette idée. J’ai lu beaucoup de témoignages de gens racontant leur passé dans les écoles catholiques ou chez les scouts : c’est très dur. Mais c’est dur aussi pour les agresseurs. La complexité concerne aussi les relations entre la victime et l’agresseur. Comment montrer le monde intérieur de l’un et l’autre en même temps ? Je voudrais essayer de travailler avec le trauma, de la victime comme de l’agresseur. 

En quoi consiste ici votre recherche plastique ?

Nous voulions construire un espace de mémoire. J’ai jusque-là travaillé sur des décors monumentaux mais ici, c’est aussi le détail qui est important. Ce langage-là apporte une forme de réconfort et de guérison. Je cherche à créer à la fois une vibration et une forme de consolation grâce à l’usage de toutes les dimensions de la scène : l’art visuel, la musique, le texte. Je voudrais créer des images magiques, qui ouvrent des paysages intérieurs. Quand je vais voir un spectacle, je suis toujours à la recherche du moment de grâce. Une image doit activer tous les sens en même temps : on ne la comprend pas forcément mais elle a de multiples échos. Cette poétique qui fait coexister des éléments du réel avec une absurdité qui peut surgir dans les métaphores, est proche de ce surréalisme belge qui m’attire beaucoup, qui ne craint ni l’humour ni le mauvais goût. J’aime le mélange entre la brutalité des faits et une forme de sublime.

Propos recueillis par Olivia Burton en avril 2022