Construire la transe
Construire la transe
Quel est le rapport de ce travail chorégraphique avec les rituels ?
Je n'avais pas envie de porter sur les rituels le regard du petit garçon élevé au Maroc, parti courir le monde et qui, revenu, regarderait cette chose devenue « magique ». Je respecte trop ça, je lui porte une considération si profonde ! La question, c'est : comment moi, chorégraphe, je saisis cette chose qui me traverse depuis le jeune âge, et l'amène sur la scène publique ? L'Haal : cette chose qui vient de l'intérieur et qui s'expose à l'extérieur.
C'est ça qui m'intéresse, c'est ça mon travail. Non pas amener la transe telle qu'elle se pratique dans les rituels : ça ne marche de toute manière pas, et ce serait complètement kitch. Non, je veux restituer, le mieux possible, ce que ça représente à l'intérieur.
Quelle est cette jubilation ? Quelle est cette légèreté que j'aurai trouvée à la fin du spectacle, où treize personnes « transent » avec un maître musicien, au son du métal et des accords de boyaux ? Pendant six minutes, on a juste un groupe de personnes qui partent du devant de scène en reculant à quatre pattes, avec juste une transe de tête. Et quelque chose d'énorme se passe. C'est ça qui est à partager avec le public.
On a enlevé toute contextualisation du mouvement, on a gardé une vibration, dans le corps, et dans cette vibration, on remonte dix mètres en partant du bord de scène, on remonte, on remonte, en compagnie du guembri, le luth-tambour, exactement comme ce qui se passe dans les Lilas : une fois qu'on a suivi la couleur, qu'on s'est levé, qu'on a transé, transé, transé, qu'on est monté dans le climax, alors on redescend, on s'apaise, on voit ce maître de cérémonie apaiser les énergies.
On pourrait demander : Et les esprits ? Qu'est-ce que c'est les esprits ? C'est une matière énergétique. Il n'y a pas de diable. On est en train de parler d'énergies, de couleurs, de codifications, d'élévations, de la structure des énergies, la composition des lignes, la verticale des énergies : c'est très clair. Il y a une logique d'énergies et de personnes.
Ça on ne l'a pas compris. On est encore à penser qu'il y a, chez les Gnawa et les Hmadcha, le diable Mimoun. Mais non ! On a donné des noms pour faciliter l'accès. En fait, ce sont des images, des couleurs, des représentations des énergies pures, des représentations physiques, organiques, intellectuelles, émotionnelles, affectives, et ça s'inscrit dans des recoins de la moelle épinière. Et ça se libère : ça a une durée de vie, un début et une fin.
Parlons de choses concrètes. Prenons l'offrande, dans les rituels, qui est primordiale. Scéniquement, je n'avais aucune envie de contextualiser le rapport à l'offrande, ni restituer la matière « brute » des rituels – comme si c'était possible -, ni les théâtraliser. L'offrande a des valeurs.
Par exemple la valeur d'offrande la plus faible, c'est la poule. La vraie question est : Que représente la poule dans le concept d'offrande ? Que se passe-t-il à l'intérieur des participants quand une poule prend tout le poids du sacrifice ? Et scéniquement : Comment poser des signes sans tomber dans le piège de la théâtralité, du symbolique, comment ne pas tomber dans le ringard ? Vais-je amener une poule sur scène ? Nous, dans le spectacle, avons une petite chorégraphie que nous appelons « la poule ». Très particulière, avec une gestuelle spécifique.
Cette chorégraphie n'est pas dans la narration de la poule, mais dans la profondeur. Et je pourrais tout autant parler des bougies qui coulent : je n'ai pas envie de mettre des bougies sur scène, en aucun cas je ne vais poser le rituel avec des bougies. Et pourtant elles y sont ! Car c'est ce qui est à l'intérieur de moi qui est à sacrifier : le bien, le mal, les états d'âmes, les états psychologiques, pas une poule... La dimension que nous restituons de L'Haal, qui est pour faire vite un « état de conscience », n'est pas la dimension ésotérique : c'est une relation aux énergies. On n'expose pas un rituel de tribu ! Mais de manière structurée, on parle d'un cercle de savoir, de science, même si c'est une science du non-dit.
Et la relation intime, familiale, que tu as avec les rituels ?
Enfant, j'ai vu ma grand-mère, quinze jours durant, se préparer aux Lilas : elle ne mangeait plus de viande, pratiquement plus de légumes, ne prenait que du lait et du blé, et des fruits secs. On appelait ça smetta. Elle se mettait en condition, elle jeûnait pour préparer tous ses canaux d'énergie. Elle devenait fragile, vulnérable aux microbes. Tout changeait : sa façon d'aller se laver, de se changer, on la voyait de moins en moins, elle ne touchait plus le sol... Elle devenait maigre, très sèche. Mais une fois que la soirée commençait, c'était un démon qui ne s'arrêtait pas du début à la fin ! Elle s'était préparée. Mais pas seule : elle était la maîtresse de cérémonie, et tous ceux qui venaient au rendez-vous étaient préparés aussi, venus pour rencontrer le moment de transe. Même si rien n'est sûr : peut-être que je vais transer toute la nuit, peut-être pas du tout. Peut-être que je vais transer assis avec les larmes aux yeux, peut-être que je vais me lever, transpirer, déchirer mes vêtements. On ne sait pas. J'ai vécu toutes ces expériences, je transe en fait depuis que je suis gamin... Mais voilà l'important : le rapport à l'avant, au pendant et à l'après est très clair. Comment on amène, on construit ce temps de transe, comment on le fabrique. Ça se fabrique. Nous le fabriquons, sur scène, nous avons nos protocoles. On vient ensemble pour fabriquer un état de transe : il y a toute une démarche psychologique, une préparation intérieure chez chacun. Et on termine aussi le rituel avec des morceaux joyeux, où on allie la nuit au jour, on relie la nuit au jour, on offre la nuit au jour et d'un coup les chants changent : c'est joyeux, léger, on se lève, on fait des choses incroyables...
Et puis les choses reviennent quand on ne les attend pas. Hassan Boussou, le musicien du spectacle, lui-même Maalem, est le fils du Maalem qui officiait aux Lilas de ma grand-mère. Dans le travail, on n'a pas discuté abstraitement des enchaînements et des évolutions, on a laissé nos énergies communiquer.
Dernièrement, à un moment charnière du spectacle, on avait un morceau de musique très beau. Mais au fond de mon oreille quelque chose disait non. Je voyais bien, techniquement, plastiquement et visuellement, que ça tenait, musicalement c'était parfait. Les chants, etc. Jusqu'au moment où on a changé un mouvement : on a intégré à la danse un petit rituel de bras. Là, soudain, toute la couleur nécessaire est arrivée à Hassan qui a dit : on n'utilise plus cette musique, on va prendre celle-là. Et c'était ça, un morceau pourtant qu'on connait depuis toujours ! On avait déjà passé un an et demi, depuis le début du processus, avec l'autre morceau qu'on n'avait pas réussi à faire évoluer. Un léger changement d'énergie dans les bras, et l'ancien morceau est comme balayé par l'évidence du nouveau. Et tout L'Haal est alors devenu très clair. On avait trouvé le chaînon manquant qui structurait l'ensemble, entre le rituel Gnawa d'une de mes grands-mères, et le rituel Hmadcha de l'autre grand-mère, à quel moment ils se retrouvent et se frottent, deviennent un. Comme si je voyais l'une de mes grands-mères rencontrer l'autre et l'accompagner dans sa lila, comme si je voyais le moment où l'une se levait pour transer dans la lila de l'autre, le point de rencontre de ces deux femmes, si fortes, si rebelles, si caractérielles….
Propos recueillis par Henri Jules Julien à Casablanca le 15 septembre 2018.