Déverrouiller les évidences
Déverrouiller les évidences
D’où et comment naissent vos projets ?
Très souvent d’un texte. D’un auteur, d’une lecture de hasard ou d’une question que je me pose et c'est ma manière d'y répondre, c'est mon champ de recherche à moi qui n'ai pas fait d’études. J'ai toujours vécu entourée de livres mais j'ai arrêté ma scolarité en seconde pour rentrer dans le corps de ballet de l'Opéra. C'est en créant des spectacles que je me plonge dans des sujets et que j’avance. De plus, pour moi, il y a l’importance de la musicalité : quand je travaille sur des textes, c'est le phrasé qui m’intéresse. Et j'adore les rapports qui peuvent émerger entre un texte et des gestes, et la manière dont cela ouvre le sens de la danse mais aussi du texte.
" (...) pour moi c'est aussi cela la chorégraphie, organiser des corps dans l'espace et dans le temps, ce n'est pas seulement écrire des gestes."
Comment s’élaborent-ils ensuite ? Est-ce une sorte de travail de composition, de direction d’orchestre ?
Oui, mais cela dépend des pièces. Je suis très souvent partie des textes parce qu’à un moment donné cela a été aussi une manière de m’affranchir du rapport à la musique qui m’agaçait - je parle du rapport obligé de la danse et de la musique. Et donc très naturellement, dès mes premières pièces, j'ai travaillé sur des textes même si j'ai toujours été tiraillée entre cette approche et la chorégraphie pure. Par exemple ma pièce À l’Ouest n'est pas partie d'un texte mais d'une question insoluble qui recouvrait un aspect chorégraphique : la question de la pulsation. Là, le sujet a croisé un thème chorégraphique : le rapport à la pulsation comme un fondamental de l'enracinement de la danse, qui traverse toutes les danses traditionnelles, devenant une nécessité, un besoin, une force émancipatrice. Il s’agissait de relier cette notion du rythme et de la pulsation à un acte de protestation, de résistance, une manière de se maintenir en vie, de taper du pied ! Mais il est vrai que quand je pars d'un texte il y a un côté chef d’orchestre, j'organise des présences. Pour La guerre des pauvres, c'est exactement cela que je fais. Pour moi, c'est aussi ça la chorégraphie, organiser des corps dans l'espace et dans le temps, ce n'est pas seulement écrire des gestes.
Il est surprenant de vous découvrir, à vos débuts, agacée par le rapport à la musique, alors qu’elle occupe une place prépondérante dans vos œuvres aujourd’hui.
C'est récent ! Je m'autorise cela mais pendant très longtemps je ne voulais pas utiliser par exemple de musiques populaires, de musiques à danser, parce que j'avais été excédée par le rapport de la danse classique à la musique : 1 2 3 4 - 5 6 7 8, la danse portée par la musique, colorée par la musique, au service de la musique. Pendant tout un temps j’ai revendiqué l'idée - cela faisait partie des fondamentaux de la danse contemporaine - d’une autonomie de la danse et de sa propre musicalité. C’est ce que disent John Cage et Merce Cunningham : les médiums peuvent exister indépendamment les uns des autres. Maintenant je suis moins radicale ! Surtout, j’en ai pris acte, j’ai une grande musicalité en moi et je me suis dit que cela était dommage de ne pas m’en servir. Mais le rapport à la musique ce n'est pas seulement le mouvement sur le plateau, c'est une musicalité plus globale qui joue avec la lumière, avec le texte, ou avec le déplacement d'un objet. Ce qui m’était devenu insupportable dans la relation académique à la musique c'est une forme de sentimentalisme, l’utilisation de la musique comme unique vecteur d’émotion. Quand tout concorde pour aller vers un même but je crois que cela m’ennuie !
Qu’est-ce qui a suscité le projet Klein ?
J’avais entendu, dans une exposition à Beaubourg, l'enregistrement de la conférence de Klein à la Sorbonne. C’était à l'époque où je travaillais sur Isidore Isou et les lettristes. Il y a beaucoup de liens entre Klein et Isou, l’un et l’autre croisent des théories picturales et de transformation sociale, comme quand Klein explique qu'il ne faut pas qu’un pigment soit terni par un liant, et que dans la société le liant c'est l’argent.
Ce sont des artistes qui ne font aucune séparation entre leur vie et leur art. Ils sont entièrement dévolus à une espèce de quête, presque une mission divine... La brièveté de la vie de Klein renforce cette idée ; on a l’impression qu’il a la prescience de sa propre disparition, il s’exprime dans l’urgence et cela rend ce texte mégalomaniaque à bien des égards, totalement émouvant...
Le roman éponyme d’Éric Vuillard vous a inspiré La guerre des pauvres.
Éric Vuillard est un auteur que j'aime beaucoup, j’y pensais un peu mais quoi faire de tant de texte ! Quand il a sorti ce petit livre, le rythme de l’écriture, son mouvement, sa puissance d’évocation visuelle rendaient la chose possible. Et puis, je trouve que c’est un texte essentiel en ce moment et j’admire l’art de Vuillard de conjuguer le passé au présent.
Une fois le texte choisi comment s’est construit le spectacle ?
Le texte est tellement visuel que tout ce que j’imaginais à priori devenait très illustratif. C’est en travaillant conjointement avec Yves Godin et Denis Mariotte (responsable lumière et co-scénographes du spectacle - ndlr) que les choix dramaturgiques se sont esquissés. J’étais allée voir une installation de Denis lors de la Nuit Blanche, j'avais envie de travailler avec lui depuis un moment, et le caractère modeste des objets et matériaux qu’il utilise correspondait parfaitement au sujet. Il a amené des choses et nous avons passé une semaine avec lui et Yves à chercher comment les faire vivre. Du côté des danseurs j’ai travaillé à partir de photos, un processus que j’utilise depuis quelques temps déjà. Cette fois-ci j’ai utilisé le catalogue de l’exposition Soulèvements coordonné par Georges Didi-Huberman. Et les deux danseurs ont proposé également des idées, nous avons tricoté petit à petit les matériaux ensemble.
Comment a émergé l’idée du projet Débandade ?
Suite à Nuit Debout, puis aux Mouvements des Gilets Jaunes, puis à la vague Me Too je me suis sentie décrocher. La jeune génération m'interrogeait et je n’adhérais pas de prime abord, ou je ne comprenais pas, ou j'avais le sentiment d'être passée à côté de problématiques. Avant Débandade, pendant un an j'ai travaillé à Montpellier, Paris, Lyon et Poitiers avec différents groupes d'étudiants et ces ateliers ont donné lieu à une pièce avec eux : Nous vaincrons les maléfices. Je trouvais que ces jeunes avec lesquels je travaillais étaient dans une espèce de sur-jeu du gender fluid, c’est à dire : tout est mouvant dans la question du genre. Il m’a semblé qu’ils avaient l'air un peu en difficulté. Alors j’ai eu envie de leur poser la question, pour me la poser à moi aussi.
Débandade : le titre est une provocation ?
Ça m’amuse oui, mais il y a aussi un vrai sens, la débandade c’est un terme militaire et ça veut dire briser les rangs, sortir du rang.
J’ai eu envie de faire une pièce uniquement de garçons et de leur poser des questions : Comment est-ce qu’ils vivent en ce moment leur masculinité ? Est-ce que cette notion-là est obsolète ? Comment pensent-ils l'héritage du patriarcat ? Tout cela en m'adressant à un panel d’hommes d’une même génération, qui viennent de cultures différentes, d'orientations sexuelles différentes, ayant tous des liens avec la danse - et cela n'est pas anodin d'être un homme danseur. Les points de vue s’avèrent de fait extrêmement divers. Je leur pose des questions et petit à petit nous construisons un texte ensemble. Il y a un aller-retour entre la parole et le corps, nous traversons un rituel de longues improvisations. Cela induit un espace du chœur dansé, un espace de l’intime et un espace de la prise de parole, ils doivent passer par tous ces espaces.
"Je tiens à ce que le projet soit questionné lui-même sur le plateau par les personnes qui le portent, je souhaite faire émerger des paroles, déverrouiller des évidences, ces consensus dans lesquels on est sommé de se retrouver, déployer les complexités."
Que souhaitez-vous faire émerger de ces témoignages ?
À mon avis si ce ne sont pas les hommes qui s'emparent de la question du féminisme et qui dénoncent leur propre aliénation à des injonctions de virilité - qui n’est pas la masculinité - on ne s'en sortira pas. Et quoi qu'ils en disent, même s'ils se pensent féministes et pas machos, moi je constate quotidiennement des preuves du contraire, même si cela avance et change indéniablement, notamment chez cette génération-là. Je tiens à ce que le projet soit questionné lui-même sur le plateau par les personnes qui le portent, je souhaite faire émerger des paroles, déverrouiller des évidences, ces consensus dans lesquels on est sommé de se retrouver, déployer les complexités. Et tout cela sur un ton qui ne sera pas tout le temps grave j’espère.
Propos recueillis par Tony Abdo Hanna en avril 2021.
Crédit photos © Marc Domage et César Vayssié.