Réenchanter le monde
Réenchanter le monde
La crise écologique est souvent présentée comme étant, aussi, une crise de la sensibilité, avant tout occidentale. En quoi l’art peut-il alors accompagner une prise de conscience ? Nous apprendre à voir, ou encore à questionner ce qui mérite d’être vu ?
Jérôme Bel : Le concept de « crise de notre sensibilité au vivant », créé par le philosophe Baptiste Morizot, nous permet d’entrevoir une cause de l’anthropocène et d’envisager ce qu’il nous faut changer dans nos modes de vie et dans nos manières de penser pour en sortir. Parce qu’il construit une grande partie de notre relation au monde, l’art peut être moteur de ces changements. Je n’ai pas vécu au Moyen Âge mais la tapisserie de Bayeux me rend tangible cette époque, comme les vases grecs ou les danses balinaises rendent incontestables des manières de vivre, de penser, de sentir, d’organiser le monde.
Estelle Zhong Mengual : La modernité a inventé ce personnage de l’Homme Raisonnable – celui qui prêche le désenchantement du monde, qui a été opéré main dans la main par les sciences les plus obtuses, les expéditions coloniales et les pratiques extractivistes capitalistes. Il ne voit, dans les autres animaux que nous et les plantes, que des êtres profondément limités, qui ne méritent pas une heure d’attention dès qu’on a plus de 10 ans : ce n’est pas sérieux. Pour lui, il n’y a pas de mystère et il n’y a pas dans le monde vivant de valeur autre que marchande. Or, croire que les autres animaux que nous et les plantes ne sont que de la matière bête et méchante est une idéologie politique, historiquement et culturellement située, qui a justifié l’instrumentalisation et l’exploitation sans limites de tout le monde vivant : ce n’est pas la vérité du monde.
« Croire à un enchantement du monde vivant, c’est bon pour celles et ceux qui n’ont pas le droit d’édicter ce qui est vrai dans la modernité occidentale et sont exclus de la fabrique du politique. »
« Réenchanter le monde » peut-il alors être une piste pour renouer avec le vivant ?
EZM : J’ai un rapport compliqué à cette expression, parce que je sais à quel point c’est un projet qui ne peut pas être pris au sérieux par les héritiers de la modernité occidentale que nous sommes. Croire à un enchantement du monde vivant, c’est bon pour les femmes, les enfants, les fous, les poètes et les peuples autochtones – c’est-à-dire pour celles et ceux qui n’ont pas le droit d’édicter ce qui est vrai dans la modernité occidentale et sont exclus de la fabrique du politique. S’il est nécessaire, néanmoins, de « réenchanter le monde », c’est parce que croire qu’il est désenchanté le détruit. Refuser que l’Homme Raisonnable ne prenne le pouvoir sur ce qui mérite d’occuper notre attention collective, c’est ce que tentent de faire nos deux pièces.
JB : Dans Danses non humaines, nous essayons de comprendre quels effets ont les danses que nous avons sélectionnées sur notre relation avec le vivant. Ouvrent-elles notre sensibilité au vivant ou nous en éloignent-elles ? Que nous disent-elles de notre culture occidentale ? Le spectacle est une sorte d’enquête sur qui nous sommes et ce que nous pouvons devenir. Le second spectacle, créé avec Jolente De Keersmaeker, est aussi une enquête, non pas artistique mais philosophique, qui chemine avec les auteurs Baptiste Morizot et Val Plumwood. Rencontrer des non-humains – loups, bactéries, crocodile, oursonne – a produit chez eux des pensées qui révolutionnent notre rapport au vivant et, au-delà de renouer avec lui, ouvrent la perspective de recommencer ce monde !
« L’œil est apparu dans l’océan, la main dans la forêt. Et chaque puissance du corps que la danse met en jeu est, elle aussi, un don issu de ces vies antérieures. »
Vos travaux, Estelle, se sont jusqu’à maintenant principalement appuyés sur des œuvres picturales. Votre incursion du côté de la danse a-t-elle déplacé votre questionnement ?
EZM : Travailler sur la danse m’a inévitablement fait réfléchir au corps, à notre corps. Celui-ci vient signer notre appartenance à notre espèce : nous avons un corps d’humain. Nous le voyons ainsi spontanément comme ce qui nous différencie et nous sépare des autres animaux. Dans la danse, très vite, on peut considérer que c’est une limite à notre relation au monde vivant : je n’ai pas ton corps, abeille, dauphin, hirondelle, je ne peux donc pas bouger comme toi, faire l’expérience du monde comme toi. Comme si le corps était aussi ce qui nous coinçait. Mais ce qui est très beau, c’est qu’on peut aussi voir ce corps comme ce qui signe notre appartenance à la famille du vivant. Chaque partie de notre corps est le fruit d’une aventure de plusieurs milliards d’années et porte la trace de nos vies antérieures – quand nous étions d’autres formes de vie avant de devenir humains très tardivement. L’œil est apparu dans l’océan, la main dans la forêt. Et chaque puissance du corps que la danse met en jeu est, elle aussi, un don issu de ces vies antérieures. Notre corps humain est un corps animal épais de milliards d’années d’histoire : il est un pont jeté vers les autres formes de vie.
Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes en juin 2025.