Ruée sur l'Histoire mondiale de la France
Ruée sur l'Histoire mondiale de la France
Boris Charmatz : Depuis quand les historiens raisonnables font-ils de l’histoire collectivement ?
On voit bien les cohortes des corps de ballet et des élèves-danseurs, mais on imagine plus facilement l’historien seul face aux archives, plutôt qu’en groupe (c’est d’ailleurs un sujet qui m'intéresse : on fait du violon principalement en leçons particulières, or on n'envisage pas de leçons particulières en danse, sauf exception). La danse serait-elle de nature plus sociale que la pratique de la recherche en histoire ? Est-ce un leurre ? Trop souvent on oppose en art l’artiste singulier et les collectifs : au Musée de la danse nous avons mené beaucoup d’aventures collectives dans lesquelles chaque artiste / chercheur invité agissait pour partie en solo : c’est un peu le cas de ce livre, non ? Singularité dans le collectif, dissensus dans le commun ?
Patrick Boucheron : Suis-je un historien raisonnable ? On ne peut travailler que seul. Et en particulier le cœur du métier qui est d’être face à des textes, des archives, des documents, et de ce point de vue-là, si on veut filer la métaphore avec la danse, on pourrait dire qu’il n’y a que des solistes. Ce qu’on a voulu faire dans ce livre, Histoire mondiale de la France, c’est tenter de chorégraphier tout ça. J'aime bien l’idée du corps de ballet. J’aime bien l’idée de la troupe. Mais, au fond, chacun avait son style, sa gestuelle, son solo à faire valoir. On n’a jamais pensé pour accorder toutes ces pensées, et volontés, toutes ces écritures, on n’a jamais pensé les unifier. Il y a deux manières de faire un livre collectif, soit on pose des contraintes très fortes au départ et on demande à celles et ceux qui y participent de s’y conformer, soit on les laisse faire et ensuite on les corrige, on les réécrit. Là, on n’a fait ni l’un ni l’autre. On a voulu que chaque texte soit un texte d’auteur, et la question c’est de savoir comment se fait-il que cette série de solos ne soit pas dissonante. Je glisse de la danse à la musique. Comment a-t-on réussi à faire consonner tout cela ? En donnant le La au départ. Ce qui a donné le La c’est la gravité des temps. Ces textes ont été écrit par des gens très différents, qui ne se connaissaient pas mais ils ont été écrits au même moment. Si on croit à l’Histoire on pense que ça suffit à leur donner non seulement un air de famille mais aussi une contemporanéité. C’est-à-dire qu’en eux consonne de la même manière le temps. Et là je reviens à la danse c’est-à-dire que c’est une affaire sans doute de rythme et de tempi.
Boris Charmatz : J’ai un fantasme d’extension de ce livre : je prépare une pièce « comptée », dans laquelle les danseurs ne disent presque rien d’autre que des chiffres, qui forment des datas, des infiniment petits, des distances interstellaires, des comptes « de danse » sur la musique... et des dates ! L’essentiel de ce projet est peut-être de compter à l’infini, de manière quasiment abstraite, mais néanmoins, pourrait-on faire une ligne de compte de, disons, 1800 à 2019, en trouvant pour chaque année un « évènement » ou un concept qui fasse sens historiquement ? Je m’apprête à faire une petite recherche personnelle, mais... peut-être vous prêteriez-vous au jeu : remplir ces 219 dates le temps de notre échange d’aujourd’hui ? Ce serait une manière de compléter en un sens, extrêmement brutalement / brièvement, les dates de ce livre-là, dont les titres sont déjà eux-mêmes très parlants ! J’admets bien volontiers que cette question est extravagante et déplacée.
Patrick Boucheron : Il suffit de prendre des dates de naissance. Une des difficultés qu’on a pu rencontrer c’est que certains ont cru que c’était une promotion d’être dans un livre d’histoire. Qu’avoir été choisi comme date c’était avoir été valorisé. Mais moi j’aurais préféré que 1942 renvoie à autre chose que la rafle du Vel d’hiv’. On ne fait pas de l’Histoire pour commémorer, pour célébrer, ou pour monter au pinacle. On n’en fait pas non plus pour détester. Comme c’est difficile de faire comprendre que l’Histoire n’est ni un art de la célébration ni un art de la détestation. Le plus simple c’est de prendre des dates faibles. Montrer qu’il n’y a pas de hiérarchie puisque de toute façon il n’y a que des points de vue, à partir desquels on va choisir des singularités, chacun en vaut un autre. Comme l’homme chez Sartre : « fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui. » Ce qui compte pour moi c’est que chacun compte. C’est l’idée qu’il n’y a pas une date ou un homme ou un événement qui compte plus qu’un autre. Cette danse d’énumération est structurellement démocratique. C’est comme cela que je l’entends ou que je me dérobe.
Boris Charmatz : Comment le livre a-t-il été reçu hors de France ? Quand j’en parle à mes amis étrangers, j’ai du mal à leur faire sentir toute l’ironie et l’ouverture de ce titre, Histoire mondiale de la France, tant l’idée des Français donneurs de leçons au reste du monde est source de tension... J’aimerais savoir s’il est seulement traduisible, en un sens ? Ou bien s’il faut plutôt imaginer par exemple une... Histoire mondiale de l’Europe ?
Patrick Boucheron : Je me pose la question pour mes propres livres, que je tente d’écrire, en français, ce qui n’est pas la meilleure manière d’être lu dans le monde d’aujourd’hui. Je pense que la langue française a été un tremplin et aujourd’hui c’est un frein. Dans certaines disciplines, écrire en français c’est faire le choix de ne pas être lu ou seulement dans sa communauté. Les élites politiques ont un mot magique pour se consoler de cette fermeture, c’est la francophonie. Mais en réalité francophonie ne veut rien dire d’autre que nostalgie d’une langue impériale qui n’est plus. Et donc si on décide malgré tout d’écrire en français, on travaille à se rendre intraduisible. Ce qui est la définition même de la littérature. Sauf que l’on traduit quand même. Donc pour répondre, oui ce texte est traduit, dans des langues que je peux contrôler, en américain, et en chinois bientôt. Et là je vais difficilement contrôler pas seulement comment c’est traduit mais ce que ça veut dire. Ce que ça veut dire de faire ce genre de livre aux États-Unis, on peut l’imaginer, mais je n’ai aucune idée de ce qu’un livre comme ça peut faire en Chine, au-delà même de la traduction linguistique, en termes de traduction politique ; je ne sais même pas ce qui les intéresse là-dedans. Je n’ai aucune idée de l’effet que ça peut produire et si ça a un effet positif.
Comment ce livre a été reçu hors de France ? Quand on a fait ce livre on pensait qu’on allait se faire taper des deux côtés. On pensait qu’on allait nous accuser d’avoir diminué la France mais qu’on nous accuserait aussi d’en avoir exagéré la grandeur. Et on pensait avoir fait un peu les deux. On pensait qu'en faisant une Histoire mondiale de la France, on avait parfois exagéré sa dépendance vis- à-vis du monde mais qu’on avait aussi parfois exagéré son importance vis-à-vis du monde. À l’étranger cela nous a été plus reproché, et ils n’ont pas tort de penser qu’on en a fait trop sur la « grande nation ». Peut-être qu’un Italien comprend quelque chose de l’histoire de France que les Français ne comprennent pas. Par exemple je pense que les chapitres sur la Révolution française pâtissent du fait qu’ils sont écrits par des Français. Parce que la Révolution française n’est pas un chapitre de l’histoire de France mais un chapitre de l’Histoire universelle. Au fond, le fait que notre projet ait été mieux compris ailleurs qu’en France justifie après coup l’intérêt qu’il pouvait y avoir de faire une Histoire mondiale de la France.
3 questions de Patrick Boucheron à Boris Charmatz (2018)
Patrick Boucheron : Danser l’Histoire mondiale de la France ? Le projet me surprend et me réjouit. Mais je ne suis pas vaniteux au point de trouver cela normal. Certaines dates s’y prêtent plus que d’autres, sans doute. Sur quel critère se fait le choix : stylistique, rythmique ? Et quel est le premier texte, dans le livre, qui t’a donné envie de te lancer dans cette aventure ?
Boris Charmatz : Nous sommes à un moment de l’histoire où « nous », Français, Européens, avons besoin et désir de relire l’Histoire, et de comprendre à nouveaux frais la complexité politique du présent.
Ce livre d’histoire, qui est aussi une fantastique aventure collective, arrive donc exactement à point nommé. Mais bizarrement, ce n’est pas vraiment ce qui a déclenché mon désir de lancer cette aventure. Je m’intéresse aux chiffres, notamment pour ma prochaine création, et j’étais forcement intéressé́ par un livre fait de dates, comme notre spectacle serait fait de comptes. Mais en le travaillant avec des danseurs, il est vite devenu évident qu’il y avait un projet à faire en soi, uniquement à partir de la matière pléthorique du livre. J’avais fait une performance appelée Flip Book (1), à partir d’un livre d’archive de Merce Cunningham, et je cherchais depuis longtemps comment faire un autre projet de lecture en mouvement...
J’avais rêvé pendant un temps d’un théâtre « emballé » par un texte, comme si un ruban gigantesque de mots entourait un bâtiment, et que les lecteurs de ce texte seraient mis-en-mouvement par la lecture-même. En somme, faire de la chorégraphie par la lecture... mais le projet en est resté au stade du fantasme ! Bien que La Ruée soit aussi un projet un peu impossible, cela semble quand même plus abordable que la lecture autour et dans un théâtre de, disons, un volume d'À la recherche du temps perdu !
Le choix des chapitres est principalement fait par les artistes eux-mêmes : quel domaine leur « parle », quelle période, quelle date ? J’aurais bien du mal à choisir pour moi-même. C’est justement ce qui est passionnant : chaque chapitre est un monde en soi. Par exemple, on croit lire 1420 et l’histoire de Jeanne d’Arc, mais en fait on part sur le Brexit et tous les moments où la France et l’Angleterre ont failli ne former qu’un seul pays.
Je crois sincèrement à la complexité de l’histoire des gestes eux-mêmes : on croit parfois inventer un mouvement, puis on découvre qu’il a été volé, ou bien qu’il est un mélange entre deux gestes patiemment appris... On croit improviser, et on se découvre piégé par tous les gestes « qui ne passent pas » et qui reviennent quoi qu’il arrive... Alors le choc de lecture qui déclenche l’envie de faire quelque chose, c’est quand on croit connaître l’idée de France Libre ancrée à Londres, alors que son cœur bat peut-être à Brazzaville, ou que la France était un territoire dans lequel une infinité de « langues » cohabitaient au IXe siècle... ? Mais plus que des moments de l’histoire, ce qui déclenche chez moi l’envie de faire quelque chose, c’est le fait que votre entreprise soit quasi impossible : on n’écrit pas à 122 mains, on ne fait pas l’histoire juste avec des dates, on ne peut pas raisonnablement aller de –34000 avant JC à 2015... Comme, au Musée de la danse, nous avons fait signature de projets impossibles, nous ne pouvions donc résister à l’envie de faire œuvre collective à partir de cette œuvre collective !
Je ne sais pas comment il est possible de « dire » ces chapitres, et comment en plus de cela bouger et accélérer la diction, pour sauter de page en page... C’est justement pour cela que nous faisons La Ruée, pour voir comment c’est impossible et pourtant désirable.
Patick Boucheron : Je crois reconnaître une préoccupation commune dans nos démarches : la nécessité de faire récit de nos dispersions. Est-ce que cela a un sens en danse ? Affaire de rythme, de corps, d’espace : où sont pour vous les points communs avec l’écriture de l’histoire ?
Boris Charmatz : « La nécessité de faire récit de nos dispersions. » On me demande souvent pourquoi je danse, pourquoi chorégraphier... Je vais maintenant savoir quoi répondre !
L’une de mes premières pièces s’appelait Les Disparates (2), et au lieu de danser selon une ligne claire, nous essayions de poursuivre des directions de travail opposées... Je crois qu’encore aujourd’hui, la question du brouillon, du brouillage, de l’expérimentation autour de situations chaotiques me motive !
Je fais partie d’une génération pour laquelle l’histoire, en danse, est devenue un moteur de recherche. Pas un passage obligé et asséché dans les écoles, mais un endroit de travail, de questionnement, de remise en question de ce que l’on croit être le présent immémoriel des corps et des mouvements. Pendant trop longtemps, si un chorégraphe s’intéressait à l’histoire, alors tout le monde avait peur que cela nuise à la Création, comme si le mouvement devait et même pouvait naître d’une sorte d’aveuglement nécessaire vis-à-vis de l’histoire (de l’art, des corps, de la danse, de l’histoire des sociétés et des nations…). La fameuse idée du génie qui ne doit rien à personne et qui n’a jamais réfléchi à quoi que ce soit avant de révolutionner son art.
Pour revenir sur votre proposition de « la nécessité de faire récit de nos dispersions », je fais partie d’une génération qui se penche attentivement sur les contre-mouvements : on croit lever le bras « simplement », mais on se retrouve vite dans des réseaux de significations nouées, disons, entre le président des États-Unis qui jure sur la bible, la main levée pour appeler le bus, le port de bras classique...
J’aimerais vraiment chorégraphier cette dispersion qui coexiste comme potentiel à l’intérieur d’un même geste !
L’un des moments de maturation de mon travail a été la rédaction d’un livre avec une historienne de la danse, Isabelle Launay (3). Il était temps aujourd’hui que je tombe sur... vous !
Patrick Boucheron : Danser l’histoire, est-ce possible et est-ce pensable. Une histoire de la danse, on comprend bien ce que cela peut être. Mais une histoire dansée, une histoire par la danse, est-ce seulement envisageable ?
Boris Charmatz : Je suis un danseur. Ou bien je me plais à me penser comme tel. Cela me motive de prononcer / écrire / performer le discours que Lionel Jospin n’a jamais tenu, celui qu’il a failli dire quand il se retire de toute vie publique politique après ce fameux 21 avril 2001. Mais de l’écrire et de le proférer « en tant que danseur », c’est-à-dire aussi comme tout un chacun pourrait le faire, comme un exercice de pensée qui serait aussi un exercice politique : qu’est-ce que le vide qu’il laisse me force à penser ?
Je ne crois pas vraiment à une histoire dansée dans l’absolu. Mais je crois que la danse est un bon médium pour toucher à l’Histoire. Je me souviens d’une sorte de figure, que nous appelions Magma, dans une de mes pièces. On peut la voir sur internet, dans des versions « pirates » ou bien sur des sites plus officiels... Cinq danseurs enchevêtrés nus, sont noués les uns aux autres, ils ne bougent pas individuellement, mais cet ensemble bascule et roule très lentement, comme si le groupe avait un mouvement que les individus n’ont pas. Des spectateurs nous ont évoqués les charniers, d’autres l’amour fusionnel, ou bien la mêlée de rugby qui auraient basculé dans un no man’s land sensuel... Pour ma part je crois que les charniers du nazisme et les peurs de ma prime-enfance sont bien là, mais de là à dire que nous dansons l’Histoire... Je préfère entrer en résonance, vivre la danse comme un médium qui nous permet de digérer, penser, habiter des corps, des idées, des faits, historiques ou fictifs. Danser l’Histoire semble un peu lourd à porter ! Pourtant je rêve d’un truc chorégraphique un peu naïf : dans ma prochaine pièce (4), puisque l’on compte, très vite, tout le temps... On va par exemple probablement compter à un moment par nombres entiers de 0 à 2015, 2016, 2017, 2018... on passe donc par des dates signifiantes ou méconnues... ne pourrait-on pas trouver une situation, un geste, une « chose » pour chaque date, par exemple entre 1900 et aujourd’hui ? Je ne sais pas encore si je vais m’y coller, mais j’avais envie de voir ce que pourrait être danser, en accéléré, toutes ces dates... À suivre ?!
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(1) Flip Book, 2008, pièce conçue par Boris Charmatz à partir du livre Merce Cunningham, un demi-siècle de danse, David Vaughan, Ed. Plume, 1997.
(2) Les Disparates, 1994, pièce cosignée par Dimitri Chamblas et Boris Charmatz
(3) entretenir, à propos d'une danse contemporaine, Boris Charmatz et Isabelle Launay, les presses du réel / Centre national de la danse, 2003 (édition anglaise parue en 2011).
(4) infini, chorégraphie Boris Charmatz, créée en 2019