Sept façons d'exister
Sept façons d'exister
C’est votre deuxième collaboration avec le comédien Pierre-François Garel ?
Oui, nous nous sommes rencontrés à l’occasion de mon dernier spectacle, créé à la MC93 en 2017, La Pomme dans le noir, tiré du Bâtisseur de ruines de Clarice Lispector. Ça a été un coup de foudre professionnel et nous avions envie de retravailler ensemble. La découverte de 7 de Tristan Garcia a été l’étincelle. Je n’avais jamais lu l'œuvre de cet écrivain, je savais qu'il avait eu le prix du livre Inter et que Tristan Garcia était par ailleurs un philosophe intéressant. C'est un roman constitué de sept histoires indépendantes, toutes mélangeant fantastique et réalisme, six assez courtes et une septième beaucoup plus longue, qui est la clé de l'ensemble du livre. C’est elle que j’ai adaptée : l’histoire d’un homme banal à qui est donnée l'immortalité : il vit, meurt et renaît aussitôt et cela sept fois. Et j’ai vu immédiatement Pierre-François Garel dedans. Indirectement, ce texte m'a aussi parlé du théâtre : l'acteur porte toujours en lui les différents rôles qu’il a traversés, d’autres existences dans lesquelles il s’est projeté.
Par ailleurs, la troisième vie du héros se déroule pendant une guerre civile en France et il se trouve que je lisais cela au moment où démarrait le mouvement des gilets jaunes. Paru en 2015, le livre faisait écho à ce qu’on était en train de vivre et aux questions que je me posais sur cette lutte : était-ce une révolution ? Pouvais-je y adhérer ? Cela ravivait un questionnement de longue date, hérité de la guerre de 1939-45, que je n'ai pas connue : qu’est-ce qu’on ferait si ça nous arrivait ? De quoi serais-je capable ? Tout cela m’a donné envie de monter le texte.
« La Septième met à l’épreuve sept façons d’exister, sous une forme fictionnelle ludique et profonde. C’est stimulant philosophiquement, dans une époque qui est dans le jugement permanent et la prise de parole sur tout et n’importe quoi. »
Comment la philosophie de Tristan Garcia nourrit-elle son récit ?
La recherche de Tristan Garcia consiste à essayer de regarder chaque chose d’un œil égal, sans hiérarchiser, sans prendre parti, sans juger a priori ; il choisit une hypothèse et la pousse jusqu’au bout pour voir ce qu’elle produit en terme de sens. La Septième met à l’épreuve sept façons d’exister, sous une forme fictionnelle ludique et profonde. C’est stimulant philosophiquement, dans une époque qui est dans le jugement permanent et la prise de parole sur tout et n’importe quoi.
Par ailleurs, à chaque renaissance, le narrateur garde la mémoire de ses vies précédentes. Or, la question de la mémoire, à cette étape de ma vie, me semble centrale. Nous sommes dans un moment de l'Histoire où nous acceptons sans plus y penser de déposer notre mémoire dans des machines, des espaces virtuels, de leur en confier la sauvegarde, alors que jusque là cette mémoire était à l’intérieur de nous, et parfois dans les récits, les livres. La mémoire personnelle, sans cesse reconstituée, amendée, enrichie, ne semble plus tellement nécessaire. Ce texte permet d'aborder ces questions. L'histoire de cet homme qui conserve en lui les souvenirs de sept existences, ce qui lui confère une immense solitude, peut être regardée comme une parabole de la difficulté qu’il y a à porter toutes les strates de nos vies, mais aussi la mémoire de nos ancêtres et de la grande Histoire.
« Je travaille toujours avec des images, en cherchant pour chaque texte un juste dialogue avec elles. Ici l’image est liée à cette question de la mémoire. »
Est-ce que le narrateur apprend quelque chose de ses vies successives ?
Pas exactement. Dans chacune de ses vies, il affronte des épreuves et découvre des possibles mais il ne va pas forcément devenir un homme meilleur de vie en vie. Ce n’est pas un super héros, ni un génie, mais quelqu’un qui tombe, se relève, fait des pas de côté, quelqu’un qui se trompe de manière perpétuelle. C’est à rebrousse-poil de tout romantisme, de tout idéalisme. Dans la Vie intense, Tristan Garcia explique que la vie moderne assigne l’individu à une exigence de perpétuelle intensité : pour se sentir exister, il faut vivre des choses intenses, ce que le monde capitaliste alimente sans cesse. Or, c'est une quête douloureuse et sans fin. La vie ordinaire au contraire n’oblige pas à être dans ce toujours plus. L’ordinaire est une notion philosophique importante chez Tristan Garcia. Ce n’est pas du pessimisme, mais plutôt une vision mélancolique de notre condition humaine.
Enfin, on peut aussi regarder ces sept vies comme une seule vie, avec des étapes, une série de morts et de renaissances. Une vie n’est jamais d’un seul jet : on peut changer, explorer de nouveaux territoires personnels ou professionnels au-delà de 20 ou 30 ans ! Cela donne de la vitalité et de l’énergie de penser comme ça. Rien n'est jamais totalement joué !
Avec quels outils scéniques allez-vous raconter cette histoire ?
Je travaille toujours avec des images, en cherchant pour chaque texte un juste dialogue avec elles. Ici l’image est liée à cette question de la mémoire. Le narrateur est seul sur le plateau. Les deux autres personnages, Fran, le médecin initiateur du petit garçon à l’immortalité et Hardy, la femme qu’il aime, vie après vie, sont présents à l’image. Je voulais traiter ces scènes de rencontres, récurrentes en utilisant la force que peut avoir le cinéma : faire apparaître les visages et les êtres, transcendés, notamment par le gros plan. Pour ce faire, je collabore pour la première fois avec le chef opérateur Alexis Kavyrchine. On le sait, le cinéma fait revivre les fantômes avec parfois plus de force et de présence que les êtres vivants à nos côtés. Mélodie Richard, Vladislav Galard et Gaël Raes qui jouera le narrateur enfant ont les visages dont on peut rêver pour ces personnages, des visages-paysages. Désirés, redoutés, aimés, détestés, ils viennent hanter le narrateur.
Après Virginia Woolf et Clarice Lispector, que vous apporte la fréquentation de l’œuvre d’un jeune auteur contemporain ?
Outre tous les thèmes évoqués, La Septième relève de la science-fiction. Je découvre tardivement ce genre qui produit en ce moment des choses incroyables. La pensée politique passe peut-être aujourd’hui par des auteurs qui osent des hypothèses sur le futur, stimulantes ou salvatrices, et qui nous donnent du courage. N'est-ce pas de cela dont nos avons le plus besoin ? De plus, pour Tristan Garcia, la littérature est un espace de consolation. Et je pense comme lui. La fiction est consolante, elle nous aide à penser notre condition d’être humain mortel, à supporter notre finitude, à vivre plusieurs vies. Toute l'œuvre littéraire de Tristan Garcia est traversée par une sorte de savoir ancestral, intergénérationnel, et aussi une certaine légèreté qui fait du bien. C’est une écriture très accessible, à la fois mélancolique et joyeuse, qui cherche « à être à la hauteur de la diversité enivrante du monde » (Tristan Garcia - Kaleïdoscope 1). Tristan Garcia, en plus de sa compétence philosophique, a une culture large, savante et populaire. Il aime, et connaît parfaitement les séries, la bande-dessinée, la musique. Son univers n’est pas proche de moi comme pouvaient l'être les œuvres de Virginia Woolf ou de Clarice Lipsector, mais à la lecture de chacun de ses romans, j'ai ressenti un puissant sentiment de fraternité, et de gratitude. Et cette altérité est un coup de fouet nécessaire pour la pensée et pour l'imagination, qui, je l'espère, ouvrira mon travail vers d'autres horizons et d'autres spectateurs.
Propos recueillis par Olivia Burton en avril 2020
Crédits photos : © Christophe Raynaud de Lage