Un mélange de fiction et de non-fiction
Un mélange de fiction et de non-fiction
Comment vous est venue l’idée de créer ce projet, si singulier dans le paysage théâtral européen ?
Inua Ellams : J’avais une amie qui étudiait les sciences de la santé publique, ici, au Royaume-Uni, et un jour elle m’a montré un flyer qui présentait un projet proposant aux barbiers et coiffeurs une formation d’aide psychologique. Ils pouvaient ainsi repérer chez leurs clients de possibles problèmes de santé, et leur offrir directement des conseils dans leur salon de coiffure. J’étais assez surpris que les barbiers puissent faire ce boulot / endosser ce rôle, et je voulais savoir pourquoi il n’y avait pas de personnes idoines, issues du monde de la santé, pour s’occuper des hommes noirs.
C’est là que le projet a réellement débuté ; je voulais pouvoir passer du temps dans un salon de coiffure pour y brosser le portrait d’hommes venus se faire couper les cheveux. Mais j’avais du mal à trouver un financement pour écrire la pièce, et quand le National Theatre m’a demandé si j’avais des idées pour une nouvelle pièce, j’ai parlé de mon intérêt pour les barber shops et ils m’ont octroyé une bourse pour me permettre d’avoir du temps à consacrer au projet. J’ai ensuite voulu aller plus loin, faire quelque chose de plus grand, et j’ai traversé l’Afrique pour aller à la rencontre d’hommes dans des salons, enregistrer leurs conversations, et je suis revenu à Londres avec près de soixante heures d’enregistrement que j’ai transformées en une pièce d’1h45. J’ai créé des personnages, j’ai repris des personnages que j’ai rencontrés durant mon voyage, j’en ai fait se rencontrer certains, j’ai inventé des dialogues, et parfois j’ai utilisé des répliques que j’avais enregistrées. Il y a donc dans la pièce un mélange de fiction et de non-fiction.
« Tout était déjà là, je n’avais qu’à sortir et trouver des histoires avec ces hommes, les retravailler légèrement, puis les leur restituer à travers un spectacle. »
Pourquoi était-ce important pour vous de mêler des éléments de fiction et de non-fiction ? Est-ce justement pour libérer cette parole trop longtemps dissimulée ?
Je ne sais pas… En Occident, nous nous représentons souvent l’artiste, l’écrivain comme un génie solitaire, assis dans la pénombre, entouré de son propre savoir, explorant les profondeurs de la mémoire humaine et de la sagesse pour créer une œuvre qu’il nous fait ensuite partager verticalement. En Afrique, c’est une tout autre conception, c’est un processus beaucoup plus ordinaire. Les poètes, les écrivains et les conteurs sont des fonctionnaires publics. Ils sont au service de la population dont ils recueillent les histoires avant de les restituer par écrit. Il y a une blague bien connue avec un conteur qui se produit dans un village. Comme il n’est pas très doué, les villageois lui reprennent l’histoire et ils se la racontent entre eux. L’histoire, ils la connaissaient déjà, ils attendaient juste que le conteur en fasse quelque chose de différent, de plus grand, de plus excitant.
Ou encore cette histoire avec un violoncelliste sino-américain. Il voyage au Botswana, et s’arrête un jour devant un groupe d’aînés, à qui il promet de donner un concert, et quand il leur annonce qu’il reviendra donc à 19 heures pour le concert, ils lui demandent : « Tu es ici devant nous avec ton instrument. Pourquoi devrions-nous attendre que tu reviennes pour t’entendre jouer ? Pourquoi ne peux-tu pas jouer maintenant ? » Et l’homme, qui ne comprend pas, se met à regarder autour de lui et remarque que dans les champs, les agriculteurs travaillent et chantent en même temps. Dans cette communauté, le concept de concert n’existait même pas, du moins pas tel que nous le concevons en Occident.
Les arts, les artistes, en Afrique, c’est le peuple. Je ne voulais pas m’asseoir à ma table et inventer des choses alors que je n’avais pas besoin de le faire. Tout était déjà là, je n’avais qu’à sortir et trouver des histoires avec ces hommes, les retravailler légèrement, puis les leur restituer à travers un spectacle. Et c’est exactement ce que j’ai fait. La plupart des noms dans la pièce sont les vrais noms des hommes que j’ai rencontrés. Ils ne voulaient pas que je change leurs noms parce qu’ils avaient apprécié les conversations qu’ils avaient eues avec moi, alors j’ai fait cela pour les honorer, mais aussi pour honorer leur tradition et la manière dont l’art et l’artiste fonctionnent en Afrique continentale.
« Tu dois toujours, systématiquement, donner le meilleur de toi-même dès que tu quittes un lieu où tu te sens en sécurité, où tu peux simplement être toi-même et te détendre. Les barber shops sont précisément ce genre de lieu. »
Dans votre pièce, on ressent tout l’attachement que les personnages ont pour les barber shops. Pourquoi ces lieux sont-ils si importants pour les communautés d’origine africaine à Londres, et plus généralement au Royaume-Uni ?
Je ne pense pas que cette question se limite au Royaume-Uni, elle se pose partout dans le monde. C’est important parce que l’Europe est raciste. Les hommes noirs sont perçus comme (potentiellement) violents, dangereux. Nous sommes constamment sous surveillance, nous sommes arrêtés, intimidés par la police. Et la liste est encore longue. Tu dois toujours, systématiquement, donner le meilleur de toi-même dès que tu quittes un lieu où tu te sens en sécurité, où tu peux simplement être toi-même et te détendre. Les barber shops sont précisément ce genre de lieu. Personne ne t’y jugera pour la couleur de ta peau.
Les lieux où les hommes se rassemblent sont souvent des espaces d’agressivité, que ce soit dans un stade, à la salle de sport, ou dans un bar… Et quand les hommes noirs sont dans ce genre de lieu, il arrive qu’ils soient victimes d’attaques racistes, comme les footballeurs à qui aujourd’hui encore on jette des bananes… Et si tu es un homme noir dans un salon de coiffure pour personnes noires, ces choses-là n’arrivent pas ; tu es accepté parce que tu ressembles aux autres, tu ressembles à ton père, à ton oncle, à ton frère… On ne te juge pas. Voilà pourquoi les barber shops sont des lieux sûrs : tu peux y être toi-même.
Ce sont donc des refuges, où l’on peut parler librement de ses problèmes, sans craindre d’être jugé par une société hostile ?
Parfois je parle du racisme, parfois je parle de la manière dont mon père me punissait quand j’étais enfant, parfois je parle de la pauvreté dans la communauté nigériane, de la survie de ces personnes… Mais je parle souvent de la culpabilité du survivant, parce que j’habite ici maintenant, au Royaume-Uni, je ne suis plus avec eux là-bas, et je m’en sors mieux ici.
Si je raconte tout ça à quelqu’un qui n’a pas eu cette expérience, il risque de ne pas comprendre ce que je dis, il ne pourra pas me donner de conseils, il ne saura même pas comment m’écouter, mais si je parle à quelqu’un qui vient de mon monde, alors tout est plus simple, parler et écouter… Évidemment, vous n’avez pas forcément besoin de venir de mon monde pour me comprendre, il vous suffit de passer du temps à étudier, à lire. C’est surtout le cas pour les soins de santé, si vous êtes médecin, psychiatre… Je remarque que beaucoup de professionnels de la santé ne parlent en fait jamais de nous, de notre culture… Ils ne savent donc pas comment nous prodiguer des conseils, ils ne savent pas quoi dire au juste. C’est au-delà de leur zone de confort, mais aussi et surtout au-delà de leur expérience. Alors je ne vais pas vers eux, parce que je sais qu’ils ne me comprendraient pas, et moi, je dois chercher des personnes qui puissent me comprendre, jusqu’à ce que le système change.
« Avec la montée de l’extrême droite en Europe continentale, j’ai l’impression que cette pièce est un bon point de départ pour construire de nouvelles choses ensemble. »
Votre pièce, qui, à l’origine, se situe dans un monde anglophone (Lagos, Accra, Londres, etc.), sera adapté à un milieu francophone, dont les villes restent encore à déterminer. Londres et Paris ont souvent été les meilleurs ennemis, mais quelles sont les grandes différences entre la France et l’Angleterre sur ces thématiques ?
J’ai peut-être tort, mais je pense que les choses sont plus avancées au Royaume-Uni qu’en France. Nous avons plus d’hommes politiques non-blancs. Nous avons eu un Premier ministre d’origine indienne, nous avons une langue qui nous a permis d’exprimer nos différences pour ensuite tendre la main et inviter le plus grand nombre à se joindre à nous.
J’ai appris par exemple, qu’en France, parler d’un ghost writer, on emploie le mot « nègre ». En Angleterre, nous n’avons rien de semblable, rien qui laisse entendre que quelqu’un qui n’est pas crédité pour son travail est une personne noire. Le mot n’est plus autant utilisé qu’avant, et cela a changé avec l’arrivée de nouveaux mots pour remplacer ce terme, mais à certains endroits, on a encore recours à ce genre d’expression… Cela dit combien la France est en retard sur ces questions. Je ne sais plus quel homme politique français a dit un jour que les pays colonisés devraient remercier la France. C’était peut-être il y a dix ans, mais dire une chose pareille, même il y a dix ans, ce serait impensable au Royaume-Uni. Alors, oui, il reste encore beaucoup de choses à faire chez nous, il reste beaucoup de ponts à jeter, mais je pense que le Royaume-Uni est politiquement plus conscient de ces questions, et socialement plus conscient de la diversité du pays. Et nous intégrons ce nouveau langage dans notre politique, nous en parlons beaucoup plus qu’en France. C’est exactement pourquoi des gens comme Marine Le Pen pourraient remporter les prochaines élections, alors qu’ici, au Royaume-Uni, ils n’ont remporté que quelques sièges à la Chambre des Communes et pourraient disparaitre dans quelques années.
C’est aussi pourquoi je pense qu’une pièce comme Barber Shop Chronicles peut avoir en France un impact beaucoup plus important qu’elle n’en a eu à Londres. Avec la montée de l’extrême droite en Europe continentale, j’ai l’impression que cette pièce est un bon point de départ pour construire de nouvelles choses ensemble.
Propos recueillis par Gerardo Salinas pour le Théâtre de Liège en juin 2024.