Faire théâtre de tout

Entretien

Faire théâtre de tout

Mathieu Bauer à propos de Palombella Rossa

Au-delà de Palombella Rossa de Nanni Moretti que vous adaptez, vous êtes un metteur en scène de théâtre particulièrement cinéphile.

Pas seulement ! Le travail que je mène depuis de nombreuses années avec la compagnie (Sentimental Bourreau devenue Tendres Bourreaux – ndlr) s’est toujours attaché à exploiter des textes pour ainsi dire non théâtraux, et je citerais volontiers Vitez : « faire théâtre de tout », phrase qui m’a inspiré dès les débuts de la compagnie. Nous avons travaillé avec des matériaux très divers, comme des essais de philosophie ou des articles de presse. Mais c’est vrai que la question du cinéma était omniprésente, je me suis constitué avec le cinéma, le terme de « ciné-fils », je l’ai fait mien, tout comme d’autres dans la compagnie. Cela a été une grande source d’inspiration, aussi bien les films que j’ai pu adapter que les essais ou réflexions sur la nature de l’image ou du montage. J’ai ainsi créé un spectacle sur Serge Daney, qui a été pour moi une figure tutélaire, et qui a écrit sur des sujets très variés, le cinéma, la télévision, et même le tennis dont il était un vrai amateur, or je suis un fan de sport aussi ! Il y a eu cet article qui nous a paru fondamental et que nous avons mis en scène, où il mettait en parallèle d’un côté Le Grand Bleu de Luc Besson, et de l’autre, sorti la même année, Palombella Rossa de Nanni Moretti, deux films où l’élément aquatique est prégnant. C’est de cet article qu’est tiré le sous-titre du spectacle : « Flotter, c’est encore du travail ».
 

« Cela pointait quelque chose d’essentiel qui se jouait dans cette période de la fin des années 80 et du basculement dans les années 90, une brillante réflexion sur ce que pourrait être le monde moderne. »


Qu’est-ce qui vous avait frappé dans cet article de Serge Daney ?

Pour résumer, cet article était d’une pertinence absolue quant à ce qu’il décodait de la victoire de l’audiovisuel, c’est-à-dire l’esthétique tendance clip et pub, sur l’expérience cinématographique. Cela pointait quelque chose d’essentiel qui se jouait dans cette période de la fin des années 80 et du basculement dans les années 90, une brillante réflexion sur ce que pourrait être le monde moderne, et ce qui était en train d’advenir, une invitation à la vigilance vis-à-vis d’un monde qui est en train de s’étriquer, de se refermer. Et comme nous étions un certain nombre, âgés d’environ 18 ans, fanatiques de Palombella Rossa découvert à ce moment-là, en 1989, nous trouvions tout cela saisissant. J’en ai fait à la fois mon article et mon film de chevet.

Qu’est-ce qui vous a séduit dans le film Palombella Rossa ?

Ce film n’a cessé de me hanter et souvent j’y revenais, avec l’envie de le revoir, parce qu’il restitue une époque, il parle de politique, du langage, de l’évolution des médias, de notre rapport à l’Histoire, à la mémoire, à l’enfance, toutes ces choses qui me bouleversent. Et puis là encore, il y a le sport ! Une forme de mélancolie donc et quelque chose de très actif en même temps. Le personnage principal du film, interprété par Nanni Moretti, Michele, son double burlesque, est aux prises avec le monde qu’il n’arrive plus vraiment à saisir, il bataille avec ses transformations, il essaie de l’interroger, de le transformer, et cette mélancolie liée à ce qui est en train de disparaître, il en fait une force. C’est cela que je trouve magnifique, il y a une forme de désœuvrement, d’accablement dans le film, mais c’est comme si à partir de cet état-là il fallait forcément agir, être joueur, opérer des stratégies pour déplacer les choses. C’est toute la parabole portée par le titre Palombella Rossa qui désigne un lob en water-polo : on ne va pas y aller de façon frontale ou dogmatique mais en trouvant de nouveaux agencements qui nous permettront de réenchanter le monde.

 

« Même si je suis désespéré, j’ai envie de faire de ce désespoir une force. Et cette force ne peut naître que de notre désir de dire les choses et de continuer à les mettre en partage. »


En quoi les thématiques du film sorti en 1989 résonnent-elles aujourd’hui ?

L’action se situe dans les années 70-80 mais pour moi cela résonne énormément avec aujourd’hui. Comment on arrive à réfléchir collectivement pour changer et transformer la société durablement, en laissant une place pour l’utopie. C’est cela qui habite Michele, et c’est cela qui est incroyablement pertinent. Un monde meilleur, moi j’y crois, peut-être naïvement, tous les matins en me levant, même si je viens de lire le journal du jour (nous sommes en mai 2024 – ndlr) et même si je suis désespéré, j’ai envie de faire de ce désespoir une force. Et cette force ne peut naître que de notre désir de dire les choses et de continuer à les mettre en partage. D’où la question de la représentation, de l’art. Tout cela est au cœur du film : nous nous sommes peut-être quelque peu assoupis, à gauche, nous sommes un peu moins vigilants, un peu moins combatifs sur certains terrains, celui du politique en particulier. Il y a une crise de l’engagement, il y a une crise du langage, une crise dans le journalisme, il y a des mécanismes de fascisation de l’ensemble de la société qui sont en train de se mettre en place, ils sont là, ils sont présents, ils sont criants. Et face à cela, on voit des forces de gauche assez désemparées, qui tâtonnent à trouver un renouveau. C’est en tout cela que le film dialogue étroitement avec notre époque.

Qu’est-ce qui vous a incité à proposer le rôle principal à Nicolas Bouchaud avec qui vous travaillez pour la première fois ?

Nous nous connaissons depuis un certain nombre d’années avec Nicolas, j’ai beaucoup d’admiration pour l’acteur, et il se trouve que nous avons une passion commune pour Serge Daney, au sujet duquel nous avons conçu chacun un spectacle. Nous nous sommes retrouvés fréquemment à discuter pendant des heures de notre rapport au cinéma, qui le passionne tout autant que moi. Et comme Nicolas adore lui aussi Palombella Rossa, je lui ai proposé très spontanément de jouer le personnage de Michele, il en était ravi. C’était une forme d’évidence pour tous les deux et nous nous y sommes lancés résolument. Je recherche aussi l’aspect choral dans mes spectacles et la folie qui consiste à faire incarner une multitude de personnages qui gravitent autour du personnage central.

Vous êtes également musicien, quelle place occupera la musique dans ce spectacle ?

Je serai au plateau avec deux autres musiciens : mon complice de toujours, le compositeur Sylvain Cartigny, et Clémence Jeanguillaume, chanteuse, qui joue des synthés et tiendra aussi quelques rôles. Nous recherchons une ambiance années 80 à laquelle se mêleront des tubes de variété italienne, toutes ces chansons que l’on adore et qui peuplent la plupart des films de Moretti. En toile de fond circulera la bande-son que l’on crée et met en œuvre dès les répétitions avec Sylvain Cartigny, qui permet d’appuyer un texte ou de le déconstruire, d’élaborer la scène musicalement avec les comédiens, c’est un procédé qui appartient à notre grammaire usuelle. La musique travaille alors à faire émerger une langue nouvelle et le sens qui en découle.

Propos recueillis par Tony Abdo-Hanna en mai 2024.