Portraits de femmes
Portraits de femmes
D’où vous vient votre lien avec la Chine ?
Il remonte à l’enfance. Ma grand-mère était passionnée par Alexandra David-Neel et m’a beaucoup parlé de l'énergie de cette femme partie seule pour explorer l’inconnu. Ensuite mon père a travaillé dans les années 80 en Chine, au moment de l’ouverture des frontières et des transferts de technologies. Il nous racontait ses séjours, dans les grandes villes mais aussi dans les campagnes. Il a vu les tout débuts de la métamorphose du pays et il était extrêmement enthousiaste. Je crois que cela m’a donné envie d’y aller.
J’ai eu l’occasion de pouvoir partir y vivre six mois en 2013 avec mon mari et mes filles, à Shanghai. Ça a été un choc. Le fait que le pays passe en 80 ans de l’extrême pauvreté à une extrême richesse, est très troublant. Sur place, je me suis plongée dans l’observation du pays mais aussi dans des lectures sur son Histoire, la sociologie et le féminisme chinois. La Chine a institué l’égalité entre les hommes et les femmes dans la loi dès 1949. C’était inouï et ce fut très factuel : les femmes ont eu un salaire, un travail et une reconnaissance équivalents à ceux des hommes. Évidemment la loi n’a pas aboli les violences dans la sphère privée mais un acte politique a néanmoins été posé. J’ai donc eu envie de voir comment tout cela avait travaillé les corps et les âmes et ce qu’il en restait.
« L’émotion n’a pas de frontières et le langage du corps est un peu universel. »
Comment avez-vous mené votre enquête ?
J’ai utilisé un questionnaire conçu par Wajdi Mouawad, qui pose des questions très simples comme : quel était le chemin que vous faisiez pour aller à l’école ? Quel était le métier de vos grands-parents ? Qu’est-ce qui vous inquiète ? C’est un questionnaire très sensible qui met en confiance et fabrique une intimité avec les gens l’air de rien. J’ai étoffé les questions sur les femmes et cela a été la base de mon travail. J’ai mené ces entretiens sans interprète car une Chinoise ne peut se livrer devant une autre Chinoise : l’intimité, c’est un peu le chaos et on n’en parle pas, on la contient. Donc je posais mes questions en français ou en anglais, la personne lisait leur équivalent en chinois et ensuite on a fait un travail de traduction des réponses. Mais l’émotion n’a pas de frontières et le langage du corps est un peu universel. Quelque chose de très beau se passait entre nous : on sentait que ce qui nous liait, c’était d’être femme. En France, j’ai interviewé des femmes franco-chinoises qui parlent les deux langues.
Qu’est-ce qui vous a frappée dans les témoignages des femmes chinoises que vous avez recueillis ?
C’est à quel point l’histoire de chacune s’inscrivait dans le grand mouvement de développement de la Chine. Pour elles aussi, c’était quelque chose de mesurer la distance parcourue en une quarantaine d’années. Par ailleurs, je les sens prises dans les mêmes problématiques que moi comme l'articulation travail/famille par exemple. Le mouvement Me too a été très actif en Chine mais tout a été étouffé. Dès le début, j’ai posé le fait que je ne voulais pas parler de la Chine comme du pays qui inonde le monde de produits manufacturés et qui bafoue les droits humains. Bien sûr ces questions me concernent mais ce n’est pas mon sujet et surtout je ne supporte plus que la Chine ne soit ramenée qu’à ça. Je voulais me situer à hauteur d’individu. C’était un soulagement pour mes interlocutrices car d’une part elles ne se sentent pas responsables de ce que fait le gouvernement et d’autre part, ici en Europe nous ne mesurons pas dans nos chairs ce que la résistance à ce type de régime signifie.
De retour en France, comment s’est formulé le projet ?
Le Covid m’a empêchée de repartir en Chine pour mener la résidence prévue en partenariat avec l’Institut français. J’ai donc choisi de recueillir des témoignages en France, auprès de femmes issues de la diaspora, avant de passer à l’écriture. Parmi elles j’ai rencontré une dame qui ne se souvenait de quasiment rien. A surgi ainsi la figure de l’amnésique, qui essaierait de se souvenir. Cela résonnait avec l’effacement des traces gênantes pratiqué par le gouvernement chinois.
Par ailleurs, j’ai découvert que Maison de poupée d’Ibsen avait été traduit en chinois et avait provoqué une véritable révolution en Chine, comme en Europe où la pièce a nourri les mouvements féministes. La Chine a fait une lecture plus communiste que féministe de Nora, qui, de fait, quitte la bourgeoisie pour aller travailler. J’ai vu que j’avais là une porte d’entrée théâtrale.
Enfin j’ai réalisé certains entretiens pendant le confinement, où la communauté chinoise s’est retrouvée dans le viseur. J’ai donc pensé qu’il fallait garder la relation de cette Française qui pose des questions à des femmes chinoises. Ont ainsi émergé deux pôles : celui des entretiens, limités parfois par la pudeur et la crainte de la censure et un personnage plus symbolique, qui transporte des histoires et du non-dit : Nora. La fiction est nourrie de tous ces témoignages et de lectures. Seul le personnage de la femme française est directement inspiré du réel : c’est un peu moi, légèrement caricaturée. Finalement la pièce porte sur la Chine et sur l’altérité : comment on regarde l’autre, comment on parvient à un véritable échange.
Pourquoi avoir situé l’action dans une cuisine ?
Je pense que les révolutions se font dans les cuisines, notamment les révolutions féministes ! Par ailleurs, les cuisines ont eu une histoire folle en Chine puisque, pendant la collectivisation des biens, elles ont été détruites dans les maisons et remplacées par des cantines communautaires. Ensuite pendant l'urbanisation des années 1990 elles sont devenues individuelles mais situées sur les paliers. Aujourd’hui, les gens ont leur propre cuisine. L’idée est aussi venue des sons perçus pendant les entretiens menés durant la période de pandémie : pour me parler au téléphone, curieusement, les femmes s’isolaient dans la cuisine...
« J’ai fait une tentative dans ce sens, en construisant un millefeuille, plutôt qu’une histoire tendue vers une résolution. »
Quels principes avez-vous mis en œuvre pour la dramaturgie du spectacle ?
Je suis à l’écoute des réflexions actuelles sur la construction des histoires. Qu’il s’agisse par exemple de la réalisatrice Céline Sciamma qui dit que les femmes ont besoin de trouver leur propre chemin dramaturgique, ou de la romancière Alice Zeniter qui explique, dans Je suis une histoire, à quel point la dramaturgie est construite depuis des siècles à partir d’un début, d’un milieu et d’une fin selon un mouvement qui trace droit vers le haut avant d’arriver à une résolution. Elle s’interroge sur la possibilité pour les femmes d’inventer de nouvelles formes. J’ai fait une tentative dans ce sens, en construisant un millefeuille, plutôt qu’une histoire tendue vers une résolution, même si j’ai quand même fabriqué une progression.
Propos recueillis par Olivia Burton en avril 2022.
Crédits photo : © Mylène Bonnet