Sur la brèche du monde
Sur la brèche du monde
Quel élan a initié cette nouvelle création qui nous interpelle sous forme de question ?
Blaï Mateu Trias : Au début de Qui som?, on ne s’est pas du tout occupés du spectacle. On a plutôt essayé de fabriquer une expérience de groupe. On a pris beaucoup de temps et mis beaucoup de soin à constituer l’équipe puis à organiser des temps de laboratoire. Nous sommes par exemple allés faire les vendanges ensemble et vingt-quatre heures de cuisson de céramique, on a rencontré une chamane et des anthropologues qui travaillent sur le rêve et la mémoire. Parmi ces expériences marquantes, il y a aussi eu notre voyage au Bénin et une expédition avec l’association Clowns Sans Frontières au Liban, où il s’agissait de jouer devant des enfants exilés.
Camille Decourtye : Disons qu’on est allés chercher le spectacle en empruntant de vastes chemins qui n’ont pas immédiatement été ceux du plateau. Qui som?, c’est aussi notre première création post-Covid. Il y avait un grand désir de ne pas tout de suite s’enfermer dans une salle, mais plutôt de repenser à ce que cela signifie de chercher, de se retrouver, d’échanger, de se rencontrer. Ce n’est qu’après tout ça qu’on est allés en studio avec ce groupe qui parle sept langues différentes mais qui a en commun le goût du pluridisciplinaire et le vocabulaire du corps.
« Quelle sera alors la réponse du collectif face à ce qui ne se réparera pas, face à ce qu’on ne peut pas réparer ? »
Le titre signifie « qui sommes-nous ? » en catalan et s’entend comme une adresse générale à l’espèce humaine. Comment pensez-vous la dimension collective de cette création ?
CD : Plus qu’une question identitaire, qui ne nous intéresse pas beaucoup, on se demande comment essayer de trouver du désir et de la joie au milieu de la grande catastrophe qui est déjà là. Car on est déjà dans le monde d’après. Quelle sera alors la réponse du collectif face à ce qui ne se réparera pas, face à ce qu’on ne peut pas réparer ? Qu’est-ce qu’on veut faire ensemble ? À quoi dit-on oui ? Il y a dans notre travail un rapport à l’instant, au clownesque, à l’humour. Peut-être qu’on utilise ça pour ne pas devenir fous face à ces questions vertigineuses qui en effet nous amènent à comprendre que les autres, c’est la solution.
BMT : On se demande aussi : comment être ou rester en groupe face à cette incertitude ? Comment prendre en charge notre liberté même si on a l’impression d’être dans un vaisseau inarrêtable, sur la brèche du monde ?
L’une de vos premières intentions scéniques était de mêler deux matières, la terre utilisée pour la céramique et le plastique. Pourquoi ces matériaux ?
BMT : L’idée était de travailler sur l’organique, avec l’argile blanche, et en même temps le plastique, le pétrole. Ce sont des matières qui ne vont pas bien ensemble et on s’est mis dans un sacré pétrin en essayant de les faire coexister. Mais il faut savoir que dans notre travail on tente toujours de prendre le parti de la complexité. Mélanger les choses, ça a aussi à voir avec notre façon de faire : on vient de plusieurs langages et pratiques, du cirque, mais pas seulement, on est des touche-à-tout.
CD : Comprendre l’argile – quand est-ce que ça sèche, à quel moment ça peut devenir liquide –, ce n’est pas simple. C’est une matière qui nous connecte immédiatement avec notre obsession de la métamorphose. Elle nous emmène dans un temps cyclique, dans ce qui vient avant et ce qui arrive après nous. Je pense que c’est cette pensée qui va au-delà de l’humain qui nous intéresse quand on manipule ces matériaux.
« On aimerait repenser le spectacle comme un moment de connexion, de partage, lui donner du sens et dépasser le réflexe de consommation qui s’applique de plus en plus à l’art. »
Après le diptyque en noir et banc Là, sur la falaise, vous ouvrez un nouveau chapitre dans votre travail. Qu’avez-vous envie de creuser ?
BMT : C’est en effet le premier volet d’un triptyque, Qui som?, Qui soc?, On som?, qui signe aussi l’arrivée de la couleur et la perspective d’un projet plus vaste pour définir ce à quoi on sert encore aujourd’hui. Quel sens ça a de faire des spectacles ? Si on considère que le monde brûle, pourquoi continue-t-on de créer ? On aimerait repenser le spectacle comme un moment de connexion, de partage, lui donner du sens et dépasser le réflexe de consommation qui s’applique de plus en plus à l’art. Parce qu’on sent bien qu’on devient vite des marchandises identifiées.
CD : Le voyage qu’on propose est donc d’essayer de vivre le spectacle comme un temps qui dépasse les cadres : que ce qui se passe sur le plateau déborde dans le lieu, dans le temps, dans l’avant et l’après. Tout ça – le théâtre, le spectacle – existe parce que les gens sont là. C’est devenu un îlot assez rare qui s’érige sur du fragile, sur quelque chose d’impalpable qui sera comme ça aujourd’hui, différent demain. C’est pour nous un rituel, celui d’une poésie incarnée par du vivant. Mais ce n’est pas parce qu’on dit que l’art est primordial ou fondamental qu’il change le monde pour autant. Rien ne peut certifier que les choses iront bien grâce à l’art.
Vous avez justement approfondi les pratiques de rituels grâce à des personnes qui développent des formes de communication avec le vivant. Que vous ont enseigné ces rencontres-là ?
CD : Ces pratiques nous ont fait prendre conscience que ce qu’on cherche avec l’expérience de la scène correspondrait à l’acte d’ouvrir un canal de communication. C’est-à-dire qu’au moment où ça joue, cette forme de cérémonie est rejouée chaque soir, devant un public, et on va essayer de faire en sorte que ça décolle, que ça s’incarne, que ça vibre. Nous sommes aussi allés voir du côté d’autres histoires et d’autres cultures, notamment le vaudou. Ça nous a permis de nous détacher de notre réalité, de comprendre d’autres rapports au rite, au corps.
Propos recueillis par Léa Poiré en avril 2024.