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Magazine

15 septembre 2023
À lireEntretiens2023-2024

En fusion avec le présent

Entretien avec Sylvain Creuzevault autour de L’Esthétique de la résistance

Vous avez commencé par travailler sur L’Esthétique de la résistance en petits groupes, avec ce que vous avez appelé les « Conseils Arlequin ». Pourquoi ?

L’Esthétique de la résistance fait partie de ces romans dont on ne dit pas : « Je l’ai lu », mais que l’on visite tout le temps. C’est un travail proprement surhumain, presque « impossible » au sens lacanien du terme, qu'à la fin de sa vie, Weiss a produit avec ce livre. Au point que je me suis souvent dit que cette somme n'était pas faite pour un seul individu. C’est d’ailleurs ce que j’ai toujours trouvé génial dans le procédé de Weiss : alors que normalement, quand on est face à un écrivain, il y a un rapport de solitude à solitude, de personne à personne, ce livre-là a ceci de sidérant qu'il invite immédiatement à la lecture collective, un exercice qu'on fait très peu. Sa forme très dense - le roman est composé de 3 livres, divisés chacun en 2 parties, chaque partie étant constituée de paragraphes qui se présentent sous forme de blocs extrêmement longs et compacts - appelle à allier ses forces, ses énergies, ses désirs, à s’associer à plusieurs, comme on peut le faire face à une matière qu’il n’est pas possible de transformer seul. En ce sens, sa forme traduit son contenu même, puisqu’il y est question de la lutte antifasciste, et des raisons historiques pour lesquelles - en Allemagne, puis dans toute l’Europe - les forces de gauche n'ont pas réussi à s’unir pour contenir la montée des différentes formes de fascisme européen. Pendant le confinement et la fermeture des théâtres, j’ai eu ainsi la possibilité de commencer d'y travailler avec d’autres. L’idée des Conseils Arlequin - il y en a eu à Strasbourg, Colmar, Aubervilliers, Limoges… - c'était d'allumer des petits feux, de produire de petites formes de 45 minutes, pour un acteur et une actrice : à chaque fois, une œuvre citée par le roman était reproduite et on proposait une mise en jeu devant cette œuvre et avec elle. Il s’agissait d’aller jouer en dehors des théâtres, pour des personnes qui étaient sur leur lieu de travail ; de mettre en relation, de construire une école du regard, que j’ai appelé le Parti de l'École.

« C'est une école du regard : comment on se forge un regard autre que celui de la classe qui nous opprime ou contre laquelle on lutte pour obtenir de meilleures conditions d'existence. »

L’une des particularités de ce roman est la place qu’y tiennent les œuvres d’art…

Pendant qu'ils font la guerre, ou plutôt pendant qu'ils sont plongés dans la catastrophe comme dans les cercles de l'Enfer − car c’est vraiment un roman qui va vers l'anéantissement − le narrateur et ses amis prolétaires traversent un certain nombre d'œuvres d’art, les étudient, en essayant de s'approprier les outils de lecture qui leur permettraient de lire la confusion du monde dans lequel ils évoluent. C’est comme une histoire de l’art du point de vue de la lutte des classes, ou une histoire de la lutte des classes à travers les arts. Durant tout le livre, ces jeunes gens, issus d'un milieu social qui n'a pas accès à ces œuvres détenues par la bourgeoisie, vont essayer de se construire leurs propres outils, leur propre lecture de cette généalogie artistique. C'est une école du regard : comment on se forge un regard autre que celui de la classe qui nous opprime ou contre laquelle on lutte pour obtenir de meilleures conditions d'existence… La phrase la plus importante du début du roman, c’est : « Pour nous, étudier, c'était déjà se révolter. » Ce livre n'est pas du tout drôle ! Mais il est passionnant de travailler sur cette matière avec les actrices et acteurs du Groupe 47 (de l’École du TNS, ndlr.), de travailler sur des jeunes gens de 1937 avec des jeunes gens nés au XXIe siècle.

En quel sens ?

Parce que le monde néolibéral dans lequel ils sont nés produit tellement d'incendies, tellement de fumée, qu’il s'isole et s’insularise du continent historique − c’est d’ailleurs son vœu, que de construire une sorte d'éternel présent de la marchandise − au point que nous ne percevons plus les catastrophes qui se produisent partout. On ne voit plus d'où on vient. Étudier ce genre de livre avec eux est une manière de lancer un grappin à travers les fumées pour venir se replanter sur un continent historique. (…) Nous avons commencé en décembre 2021, durant le confinement. Quelques mois plus tard est venu le mouvement de lutte contre la réforme de l'assurance chômage : ces jeunes gens se sont mis en grève, ils ont occupé leur théâtre et commencé à organiser une certaine forme de vie collective et militante. Puis Poutine a agressé l'Ukraine. Tout à coup, ces villes qu'ils avaient découvertes un an plus tôt dans la lecture et qui leur semblaient appartenir à un récit mythologique − Donetsk, Marioupol − prenaient une dimension très concrète… À mesure que je revenais au TNS, ce qui nous environnait faisait s'allumer dans le texte de plus en plus de miroirs. Ce qui au départ était un travail d’école rentrait en fusion avec certaines situations présentes, c’était fou !

Comment avez-vous travaillé pour produire du théâtre à partir de ce roman ?

Je me suis servi du fait que dans le livre, on a justement cette généalogie de histoire de l’art. Pour visiter L’Esthétique de la résistance avec les 17 actrices et acteurs - 13 sont issu·es du Groupe 47, et 4 de la compagnie -, j'ai travaillé via certaines formes d'écriture théâtrale et de jeu scénique qui ont en commun d’exiger de l’acteur un art de la distance. On a utilisé le théâtre de tréteaux, le théâtre agit-prop, le théâtre épique brechtien, le théâtre documentaire (dont Peter Weiss a été l’un des inventeurs), le théâtre-récit : des formes qui cherchent à ne pas aveugler le spectateur, mais au contraire à présenter le monde et les situations humaines comme modifiables. Tous ces théâtres-là forment une généalogie de ce que j'appelle le « théâtre des distances », qui me permettait d’une part d'aborder l'adaptation du texte du roman, qui pour moi appartient à cette généalogie sur le plan littéraire, et d’autre part de construire une arche pédagogique, c’est-à-dire de transmettre à ces jeunes avec qui j’allais travailler pendant 6 mois un ensemble de techniques. Puisque l’art de l'acteur, c'est un agencement de techniques, ce n’est pas simplement la question de la subjectivité et de l’affirmation de soi. Autrement, le théâtre devient un discours, sort du domaine des arts.

EDELWEISS [France fascisme] est selon vous le pendant français à L’Esthétique de la résistance : est-ce à dire qu’il a comme émergé de ce travail ?

J’avais été assez amusé de noter, dans L’Esthétique de la résistance, l’absence de la situation française. Et je comprenais que mon amusement venait du fait que j’étais français, et que comme beaucoup de français, j’avais cette espèce d'inclination à penser que la Seconde Guerre mondiale se passe à l’Ouest - ce qui, pour la plupart des européens, est évidemment une blague française (rires). Il y avait d'un côté cette absence, et de l'autre, une envie de me poser la question de savoir s'il existait un fascisme à la française, de me pencher sur les figures politiques et artistiques de « l'extrême droite », et plus particulièrement ce conflit entre les nationalistes français et les nationalistes pro-allemands, entre vieille droite maurrassienne et jeunes « ultras ». Les trajectoires ambiguës de bon nombre de ces figures, ce que j'appelle le jeu des contraires, m’intéressait énormément. Il n’y a pas que le jeu des gens de l’extrême-gauche qui passent à l’extrême-droite, mais aussi des situations politiques, des opportunités et des opportunismes, comme d’habitude : des déchirements, des oxymores, des contradictions absolues qui produisent un potentiel théâtral important. Nous regardons donc les écrivains, les artistes, les politiques pendant le régime de Vichy - plus particulièrement à partir de la rupture du pacte germano-soviétique le 22 juin 1941 - et jusqu’à Sigmaringen : 2 000 ou 3 000 personnes dans un village, dominé par un rocher où se dresse un château appartenant à une vieille famille aristocratique allemande et sur lequel on plante un drapeau français… C’est la bouffonnerie la plus totale, le Ve acte shakespearien par excellence.

« On est rentré dans un moment où il y a une jouissance du pire qui circule. À grande intensité. »

Votre méthode de travail est-elle la même que pour vos autres pièces historiques, comme Notre terreur ou Le Capital et son singe ?

Oui, dans la dramaturgie collective, chaque acteur et chaque actrice est dédié à la fréquentation d'une ou plusieurs figure(s) historique(s), non seulement pour les incarner, mais aussi pour les transmettre aux autres : Charlotte travaille sur Robert Brasillach, Vladislav sur Drieu La Rochelle, Lucie sur Lucien Rebatet, Valérie sur Brinon et Maurras, Arthur sur Laval, etc. Il est tout à fait passionnant de voir combien le fascisme a produit à l’époque une immense séduction - c’est un mouvement révolutionnaire et un mouvement de masse, d’abord anti-républicain, puis viscéralement anti-bolchévique. Et d’observer la scission entre la génération de ceux qui ont fait la guerre - qui passent du pacifisme au pétainisme - et la suivante : quand on lit Brasillach, Rebatet, Pierre-Antoine Cousteau, on ne lit pas tout à fait Céline et Drieu… C'est ce qui nous permet de réfléchir à la manière de représenter ça. Qu’est-ce que cela pourrait signifier, de regarder cette période - qui est sans doute celle qui a fait l’objet du plus grand nombre d’études et de « biens culturels » - d’un point de vue théâtral ? Y a-t-il un point à partir duquel on peut regarder théâtralement cette séquence, les êtres qui l'ont constituée, les rapports de force qui ont organisé la situation ? Est-ce qu’on la « farce », est-ce que ça joue si on la farce, est-ce que il faut le faire ? Par moments, faire de la comédie ne semble pas inopérant, alors que faire du documentaire, oui… II y a un réel danger à travailler sur ce genre de textes, je le sens bien. Parfois, on se demande s’il est vraiment possible d’aborder cette chose-là sans en faire la promotion. Parce qu’on est rentré dans un moment où il y a une jouissance du pire qui circule. À grande intensité.

Justement, quel sens y a-t-il à mettre en scène ce projet aujourd’hui, où la menace semble n’avoir jamais été aussi concrète…

La généalogie philosophique, historique, politique et théâtrale dans laquelle je me reconnais, la manière dont j’ai pensé la construction de ma compagnie, la volonté de faire un théâtre d’ensemble : tout m’a toujours porté à croire que la résistance n'était pas un projet éditorial - si vous voyez ce que je veux dire… Ce que je déteste, ce sont les dramaturgies dans lesquelles, encore aujourd’hui, un auteur montre par exemple une famille des années 1930 en se demandant pourquoi les gens n’ont pas vu la chose venir, comment ils ont pu être à ce point aveugles. Mais la question n'est pas là : tout le monde a vu la chose venir, comme tout le monde la voit venir aujourd’hui ! La question, qui se posait dans les années 1920 et 1930 comme elle se pose aujourd’hui, c’est : pourquoi on n’agit pas ? Alors, que peut le théâtre là-dedans ? Pas grand-chose. Est-ce qu'il peut rire avec tout ça ? Sans doute. Est-ce qu’en rigolant, il peut quand même raconter deux ou trois trucs ? C'est possible… 

Propos recueillis par David Sanson, en mai 2023, pour le Festival d’Automne à Paris.
Photos © Jean-Louis Fernandez