mc93_icon_1 mc93_icon_10 mc93_icon_11 mc93_icon_12 mc93_icon_13 mc93_icon_14 mc93_icon_15 mc93_icon_16 mc93_icon_17 mc93_icon_18 mc93_icon_19 mc93_icon_2 mc93_icon_20 mc93_icon_21 mc93_icon_22 mc93_icon_23 mc93_icon_24 mc93_icon_25 mc93_icon_26 mc93_icon_3 mc93_icon_4 mc93_icon_5 mc93_icon_6 mc93_icon_7 mc93_icon_8 mc93_icon_9 menu-billetterie menu-calendrier menu-offcanvas menu-participez menu-saison noir_et_rouge_01 noir_et_rouge_02 noir_et_rouge_03 noir_et_rouge_04 noir_et_rouge_05 noir_et_rouge_06 noir_et_rouge_07 noir_et_rouge_08 noir_et_rouge_09 nouveau_symbol_01 nouveau_symbol_02 nouveau_symbol_03 nouveau_symbol_04 nouveau_symbol_05 nouveau_symbol_06 nouveau_symbol_07 nouveau_symbol_08 nouveau_symbol_09 pass-illimite
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies, nous permettant d'améliorer votre expérience d'utilisation. OK

Magazine

13 septembre 2022
À lireEntretiens2022-2023

Collectionner les formes sonores du quotidien

Entretien avec l’Encyclopédie de la parole autour de Suite n°4

Les huit spectacles présentés dans ce Portrait sont comme la partie émergée d’un iceberg : qu’est-ce qui vous a réunis et quelles sont les différentes pratiques d’un encyclopédiste de la parole ?

Joris Lacoste : Quand en 2007 j’ai réuni des gens qui s’intéressaient à l’oralité, nous avons d’abord cherché comment mettre en rapport divers enregistrements de parole que nous possédions les uns les autres : de la poésie sonore, des interviews, des discours historiques, des extraits de films, des conférences, du rap... Pour ce faire, on a commencé par repérer divers phénomènes comme la cadence, la mélodie, la répétition, l’espacement, la saturation, qui nous ont permis d’apercevoir des relations et des parentés formelles entre des paroles qui relevaient pourtant de genres et de domaines très différents.

Frédéric Danos : Ces phénomènes sont devenus les « entrées » de l’Encyclopédie. À partir de là, on s’est mis à collecter de nouveaux documents dans des genres encore plus variés, de façon à créer une collection qui n’exclut a priori aucun type de parole humaine.

Nicolas Rollet : C’est d’abord cette activité de collecteur et de collectionneur, et donc de catégorisation plus ou moins explicite, qui nous a rassemblés. Elle nous a permis de développer une véritable gymnastique collective de l’écoute et de l’échange, lors de temps que nous appelons « ruches », avec tout un protocole pour sélectionner, éditer, nommer et répertorier les nouveaux documents en vue de les publier sur le site Internet de la collection.

Emmanuelle Lafon : La parole, c’est vivant, cela suppose une relation, réelle ou fantasmée, entre celui qui parle et celui qui écoute. C’est aussi un intérêt pour cette mise en relation et ses pouvoirs qui nous a réunis.

F. D. : Tout cela constitue le travail de fond de l’Encyclopédie de la parole : c’est la pratique fondamentale, quoique la moins visible, sans laquelle toutes les autres activités ne pourraient avoir lieu. Elle s’accompagne de la production d’articles et de conférences autour des entrées : il y a une dimension de description et de commentaire inhérente à notre travail.

« Assez vite, la question de l’usage de cette collection s’est posée. Comment la montrer ? On a commencé par des pièces sonores et radiophoniques, puis des installations, et enfin des performances et des spectacles. »

J. L. : Ensuite, assez vite, la question de l’usage de cette collection s’est posée. Comment la montrer ? On a commencé par des pièces sonores et radiophoniques, puis des installations, et enfin des performances et des spectacles. Chaque pièce est comme un regard particulier sur la collection, et au-delà, sur la parole en général. Partant de l’idée que toute parole peut avoir une valeur esthétique, comment faire entendre cette poétique de l’ordinaire ?

E. L. : On s’est rendu compte en particulier que le théâtre pouvait être un outil privilégié pour faire entendre la forme de la parole. Je suis arrivée dans le projet pour Parlement en 2009, et on a développé ensemble cette pratique que nous appelons « restitution », à savoir la reproduction vocale d’enregistrements. Avec les chorales et tous les spectacles qui ont suivi, on peut dire que cette pratique est devenue assez centrale dans l’Encyclopédie.

Élise Simonet : C’est justement au moment du développement de sa pratique théâtrale et dramaturgique que j’ai rejoint le groupe. J’ai rencontré l’Encyclopédie de la parole pour Suite nº1, à un moment où je n’en pouvais plus d’entendre des comédiens faire du « ThéÂtre » ! L’interprétation d’enregistrements réels permet non seulement de sortir d’un certain parler théâtral très codifié, mais aussi de faire entrer sur scène des types de paroles qui normalement en sont exclues. D’autant plus qu’aujourd’hui le projet fédère des collecteurs du monde entier, qui nous donnent accès à toujours plus de types de paroles qui viennent enrichir à la fois les spectacles et la collection.

Pierre-Yves Macé : Pour ma part, je ne suis pas particulièrement collectionneur. Ce qui m’intéresse, c’est de régénérer l’art d’écrire de la musique à partir d’éléments extérieurs, et de ce point de vue l’Encyclopédie de la parole est une expérience pluridisciplinaire exceptionnelle à laquelle j’ai d’abord contribué avec des pièces sonores avant de co-écrire les spectacles Suite nº3 et Suite nº4. Passer par la transcription mélodique de paroles collectées m’a donné accès à de nouvelles idées musicales.

D’un spectacle à l’autre, ce Portrait révèle différents partis pris de restitution : comment expliquez-vous ces inflexions, plus ou moins musicales, incarnées ou contextuelles ?

E. L. : Ce travail sur la restitution s’est fait entre nous de manière empirique et expérimentale. Il y a d’abord eu Parlement dont le principe est le suivant : une voix restitue une centaine de documents, un corps est traversé d’une multitude de personnages. Ensuite, nous avons eu envie de faire l’inverse ! Dans Suite nº1, la plupart des paroles sont restituées simultanément par une choralité de voix.

N. R. : La choralité est un outil puissant pour mettre en évidence la forme : elle produit comme un effet de zoom : les moindres accents, hésitations, mélodies apparaissent soulignés par la pluralité des voix.

J. L. : Avec Suite nº2, nous revenons à des prises de parole individuelles, mais qui se superposent dans une sorte de coexistence polyphonique : les rapports de sens et de formes ne se construisent plus seulement dans la succession, mais aussi dans la simultanéité harmonique de discours hétérogènes.

P. Y. M : Dans Suite nº3, pour la première fois, les paroles ont été transcrites sous forme de partition musicale destinées à être déchiffrées par les chanteurs Bianca Iannuzzi et Laurent Deleuil. Cette pratique, très différente de la restitution à l’oreille, était rendue nécessaire par le fait que je composais des accompagnements de piano pour chaque document.

E. L. : Dans blablabla, qui s’adresse à tout spectateur à partir de sept ans, on a cherché des paroles qui appartiennent aussi au monde sonore de l’enfance. Pour cette pièce, j’ai voulu mettre en scène le corps que nous avions volontairement immobilisé dans mon interprétation de Parlement.

E. S. : Jukebox est une pièce que l’on recrée dans différentes villes avec une collecte et un ou une interprète local·e. Après la série des Suites pour lesquelles nous avions rassemblé des documents provenant d’un peu partout dans le monde, convoquant des langues et des situations parfois lointaines, nous voulions faire écouter aux spectateurs des choses qui leur sont très proches, et ainsi travailler sur l’étrangeté que peut produire la restitution de cette parole familière et sa théâtralisation.

J. L. : Pour Suite nº4, qui conclut la série des Suites, on a décidé de rendre la parole aux enregistrements eux-mêmes. Il n’y a plus d’interprètes, plus de restitution, ne restent que les corps invisibles des voix d’origine, mis en espace par Sébastien Roux et accompagnés sur scène par sept musiciens de l’ensemble Ictus. C’est un théâtre de fantômes dans lequel la musique de Pierre-Yves Macé crée un cadre d’exposition qui déplace, renouvelle et magnifie l’écoute.

F. D. : L’encyclopédiste ne repose pas non plus sur la restitution. C’est l’autofiction d’un membre de l’Encyclopédie de la parole qui nous partage son goût pour les mécaniques de la parole et la digression. J’ai eu envie de reprendre la pratique du commentaire en déplaçant la conférence vers le stand-up. Digresser et fabuler à partir d’un corpus de documents, c’est pour l’Encyclopédie une nouvelle façon de faire écouter ces documents, une autre façon de travailler depuis la parole.

« Ce qui prime, c’est que la musique d’une parole s’enchaîne avec la musique d’une autre, peu importe que ce soit un homme politique, une youtubeuse ou un commentateur sportif. C’est un autre grand principe de l’Encyclopédie de la parole : l’absence de hiérarchie entre les genres. »

En quoi la restitution de documents sonores déplace-t-elle les techniques et outils de l’acteur ?

E. L. : Je dirais plutôt qu’elle les enrichit. L’observation et l’analyse s’aiguisent puisqu’on part d’objets finis, d’enregistrements : il y a d’emblée une mise à distance. Mais restituer une parole, c’est se glisser à l’intérieur de sa forme de manière sensible, très naïve : qu’est-ce que j’entends ? Pourquoi cette intonation m’est-elle familière ? Comment cette pensée s’anime-t-elle ? Qu’est-ce qui est mis en jeu, consciemment ou inconsciemment ? À qui s’adresse-t-on ? Comment de telles contradictions peuvent-elles co-exister ? Enfin, la gageure n’est pas tant de reproduire exactement chaque document – mieux vaut même accepter d’emblée l’idée que c’est impossible ! – que de s’approprier une partition. C’est-à-dire s’appuyer sur les caractéristiques de chaque parole pour faire jouer leur association. Il s’agit bien d’interpréter une composition, ses lignes de fuite, ses mouvements, ses ruptures, ses énigmes... exactement comme un texte de Koltès ou de Racine. Ces écritures pleines de contraintes sont celles qui m’ont amenée le plus loin dans la disponibilité et le lâcher-prise au présent de la représentation.

E. S. : Pour certains interprètes, c’est un pur bonheur de s’appuyer sur la prosodie, la mélodie et le rythme de la voix sans se préoccuper de la psychologie du personnage. Joris développe une direction d’acteur de plus en plus chorégraphique. À côté d’un code de jeu naturaliste qui permet d’identifier une situation, il a un regard sur la manière dont les gestes peuvent souligner les formes de la parole et la déplacer.

Quels sont vos critères de sélection et de montage ?

E. S. : Chaque pièce a ses propres critères de sélection et de composition, mais on choisit d’abord les documents pour rendre hommage à leur beauté formelle.

F. D. : Ce qui prime, c’est que la musique d’une parole s’enchaîne avec la musique d’une autre, peu importe que ce soit un homme politique, une youtubeuse ou un commentateur sportif. C’est un autre grand principe de l’Encyclopédie de la parole : l’absence de hiérarchie entre les genres.

J. L. : Pour moi, composer une pièce, c’est jouer simultanément avec de multiples paramètres : la forme sonore de chaque parole, la situation représentée, la tonalité qui s’en dégage, ce qui se dit concrètement aussi, bien sûr, mais aussi la langue, le genre, l’âge du locuteur... C’est un processus difficile à décrire parce qu’il n’y a jamais de « thème » à proprement parler : les paroles sont des personnages et je cherche des manières de les faire dialoguer, j’essaie de trouver des contrastes et des résonances qui fonctionnent sur différents plans. Il faut réussir à faire exister ensemble, dans le même espace mental, des formes de vie et des manières de dire très hétérogènes.

P. Y. M. : L’élaboration de la Suite nº3 a été l’objet d’un aller-retour permanent entre le montage dramaturgique et l’écriture musicale. Nous avons travaillé sur des paroles qui ne provoquent pas d’empathie, qui posent problème : comment peuvent-elles venir à nous par la musique qui invite à l’écoute ? C’est cette dissonance entre la forme de la parole telle qu’elle est mise en musique et ce qu’elle dit qui nous intéressait. J’ai beaucoup pensé aux songs de Brecht et Kurt Weill pendant cette création, avec leurs personnages de brigands antipathiques.

F. D. : Pour L’encyclopédiste, nous avons établi avec Anne Chaniolleau un corpus d’enregistrements à partir de deux certitudes : « la politique de la parole, c’est l’autre » et « toute parole est adressée ». À partir de cette sélection, j’ai élaboré un maillage de digressions sur les phénomènes qui animent toutes ces paroles. Ainsi d’autres liens s’établissent entre les documents, par l’évidence d’une ressemblance ou par des thèses subjectives plus ou moins rigoureuses.

E. S. : Dans Jukebox, la question de la composition se pose tout différemment : elle se passe en deux temps. Il y a d’abord la sélection des enregistrements, faite avec les collecteurs locaux à qui je demande de répondre à la question : qu’entend-on quand on habite à Gennevilliers ? À Rome ? À Saint-Pétersbourg ? À Conakry ? Ensemble, nous travaillons sur trois cercles : le local immédiatement identifiable, le pays plus élargi, et enfin quelques documents « internationaux », que l’on peut entendre aussi bien à Bobigny qu’à Montréal, comme un discours de Greta Thunberg ou un extrait de Game of Thrones. Ensuite, ce sont les spectateurs eux-mêmes qui créent le montage pendant la performance, en demandant à l’interprète de jouer tel ou tel titre. Chaque soir, nous assistons donc à une composition et à des résonances différentes, inédites.

Quel(s) savoir(s) produit votre Encyclopédie ? S’agit-il de rendre visible le fait que « nous sommes tous des experts de la parole », comme l’affirme votre devise ?

N. R. : Il y a une créativité inhérente au langage vivant quel qu’il soit. La production de connaissance est faite par les individus dans leur monde social : on la rend visible en construisant des rubriques, en proposant de décrire des habiletés langagières sans recourir à des termes techniques trop intimidants ou excluants, et à travers des spectacles qui font écouter cette expertise et cette inventivité de tout un chacun.

F. D. : L’Encyclopédie de la parole est une entreprise beaucoup plus poétique que scientifique même si on utilise des principes de classement et d’analyse. Nous sommes tous des experts, il n’y a pas d’ironie : c’est une reconquête. On est tous en mesure de regarder les choses et de refuser les assignations. Il y a quelque chose de cet ordre dans notre classement par phénomènes de la parole plutôt que par thèmes ou genres.

« Une œuvre n’est pas là pour dire quelque chose, elle pose des éléments et chacun entend, comprend, transforme. C’est cette liberté qu’on propose au public d’activer avec l’Encyclopédie : il y a d’innombrables façons d’écouter, et nous sommes tous experts à notre façon. »

Votre collection suspend les hiérarchies de genres et vos spectacles se présentent comme des polyphonies ouvertes : cette suspension du jugement a-t-elle une portée politique ?

N. R. : Déplacer l’attention sur les formes de la parole, produire un classement avec des entrées précises mais non excluantes dans la façon dont elles sont présentées : c’est déjà un positionnement.

J. L. : Dès Parlement, certains critiques nous ont reproché de mettre sur le même plan la poésie et la publicité, le noble et le vulgaire. En réalité, il ne s’agit pas de dire qu’Apollinaire = Cyril Hanouna, mais de construire un plan d’écoute pour lequel la question de la hiérarchie des valeurs ne se poserait plus, ou plus de la même façon. C’est une question dramaturgique : comment mettre à distance les jugements de valeurs de façon à faire apparaître autre chose ?

E. S. : Je pense qu’il y a quelque chose de profondément politique dans l’attention que l’on porte aux détails, au singulier, au très particulier. Dans la manière dont nous accordons une égale considération à un discours de Malraux et à un babil d’enfant.

F. D. : Une œuvre n’est pas là pour dire quelque chose, elle pose des éléments et chacun entend, comprend, transforme. C’est cette liberté qu’on propose au public d’activer avec l’Encyclopédie : il y a d’innombrables façons d’écouter, et nous sommes tous experts à notre façon.

 

Propos recueillis par Marion Boudier en avril 2020 dans le cadre du Festival d'Automne 2020.

Crédits photo : © Christophe Urbain