mc93_icon_1 mc93_icon_10 mc93_icon_11 mc93_icon_12 mc93_icon_13 mc93_icon_14 mc93_icon_15 mc93_icon_16 mc93_icon_17 mc93_icon_18 mc93_icon_19 mc93_icon_2 mc93_icon_20 mc93_icon_21 mc93_icon_22 mc93_icon_23 mc93_icon_24 mc93_icon_25 mc93_icon_26 mc93_icon_3 mc93_icon_4 mc93_icon_5 mc93_icon_6 mc93_icon_7 mc93_icon_8 mc93_icon_9 menu-billetterie menu-calendrier menu-offcanvas menu-participez menu-saison noir_et_rouge_01 noir_et_rouge_02 noir_et_rouge_03 noir_et_rouge_04 noir_et_rouge_05 noir_et_rouge_06 noir_et_rouge_07 noir_et_rouge_08 noir_et_rouge_09 nouveau_symbol_01 nouveau_symbol_02 nouveau_symbol_03 nouveau_symbol_04 nouveau_symbol_05 nouveau_symbol_06 nouveau_symbol_07 nouveau_symbol_08 nouveau_symbol_09 pass-illimite
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies, nous permettant d'améliorer votre expérience d'utilisation. OK

Magazine

23 février 2024
À lireEntretiens2023-2024

Pourquoi avons-nous encore besoin de raconter ces histoires ?

Conversation entre Yshani Perinpanayagam et Ted Huffman autour de Street Scenes

Yshani Perinpanayagam : Ce qui est merveilleux avec Street Scene, c’est le nombre de sons magnifiques que la partition réunit. On y retrouve tous les sons de l’opéra, les longues phrases et les ensembles pour chœur qui apportent un caractère luxuriant à l’œuvre, et les accents du théâtre musical, son groove, son orchestration parfois plus légère, les conversations entre les personnages... Tout est fait dans la partition pour qu’on ne passe pas de l’un à l’autre, mais que nous glissions le long d’une sorte d’échelle mobile entre les deux styles.

Ted Huffman : Il y a une dramaturgie dans cette jonction de l’opéra et du théâtre musical chez Kurt Weill. Weill vient de la tradition européenne du grand opéra lyrique avec lequel il renoue pour deux personnages de son œuvre, le couple d’Anna et Frank Maurrant. Les personnages qui incarnent une nouvelle génération sont quant à eux caractérisés par des sonorités et des grooves de type jazz. Nous avons remarqué au cours de nos conversations que lorsque les personnages rêvent d’une vie meilleure, leurs rêves sont souvent liés à ces sonorités jazz, plus populaires. Je pense donc que Weill utilise cette juxtaposition pour construire l’idée du rêve américain : l’idée d’être capable de rêver quelque chose et de le réaliser. Ce qui est brillant dans cette pièce, c’est qu’elle expose aussi ces rêves comme étant parfois impossibles et compliqués, irréalisables. En cela, Rose, la fille du couple Maurrant, est à bien des égards le personnage principal de cette pièce. Elle évolue dans les deux registres, celui de l’opéra, de la cruauté romantique et lyrique, et celui de l’espoir, du théâtre musical. Elle est tiraillée entre ces deux mondes. Elle et Sam ont donc hérité de la musique européenne de la génération précédente, mais sont à la recherche de nouvelles voies/voix. 

« Le départ de Rose n’est pas une fuite, mais un refus de l’ancien monde, celui qui a posé les conditions de possibilité du drame : il y a de l’espoir dans son départ, même s’il est motivé par le deuil. »

Yshani Perinpanayagam : L’enseignement principal sur le rêve tel que Kurt Weill le transpose en musique est moins le sujet de son impossibilité que celui des attentes et des jugements qui conditionnent sa réalisation. C’est ça qui crée l’intrigue. Le rêveur produit des attentes et est sujet à des situations qui conditionnent la réalisation de son rêve. C’est le cas de Rose qui, pour des raisons parfaitement compréhensibles, ne se sent plus prête à le réaliser et y renonce.

Ted Huffman : La décision de Rose n’est pas une décision facile. Il s’agit d’ailleurs plus d’une décision que d’un choix. Une configuration strictement opératique de l’intrigue aurait voulu que Rose trouve le réconfort dans le choix d’un amour passionné pour Sam pour compenser le deuil de sa mère. Faire ses adieux à Sam, et donc au rêve romantique de sa jeunesse, est une réponse proportionnée à une situation désespérée et traumatique qui sort le féminicide de la cellule familiale en lui conférent une valeur symbolique à l’échelle de la communauté.  Le départ de Rose n’est pas une fuite, mais un refus de l’ancien monde, celui qui a posé les conditions de possibilités du drame : il y a de l’espoir dans son départ, même s’il est motivé par le deuil.

«  Si à sa création Street Scenes représentait des réalités sociales, est-ce qu’on ne devrait pas déplorer aujourd’hui le fait que notre modernité y résonne étrangement… »

Yshani Perinpanayagam : Je pense que cette œuvre représente des personnes réelles faisant des choses vraisemblables, reconnaissables, ce qui est utile pour l’identification à des situations. Mais ce procédé d’identification est à interroger dans l’autre sens. Si Street Scene, à sa création, représentait des réalités sociales, est-ce qu’on ne devrait pas déplorer aujourd’hui le fait que notre modernité y résonne étrangement et notamment avec des sujets comme les féminicides, le racisme, l’antisémitisme, etc ? Une part de moi aurait souhaité que cette œuvre, comme d’autres œuvres du répertoire de l’opéra, soit datée. Le constat est le suivant : le monde ne s’est pas suffisamment éloigné de ce qu’il était en 1948. Mon premier réflexe est de me demander pourquoi nous avons encore besoin de raconter ces histoires ? Qu’est-ce que nous n’avons pas écouté quand ces histoires nous étaient racontées pour la première fois ? 

Cette histoire met en scène des personnes qui ne s’écoutent pas. Street Scene montre les conséquences dramatiques de la sourde oreille et du préjugé dans la relation à l’autre, l’échec d’une communauté qui aurait pu/dû s’occuper des personnes qui en avaient besoin mais qui ne l’a pas fait. Je suis optimiste aujourd’hui sur l’impact que peut avoir une mise en scène de Street Scene. L’identification possible aujourd’hui aux situations de notre quotidien doit nous inviter à nous tourner vers nos propres communautés avec l’impératif d’y maintenir un lien salutaire pour toutes les individualités qui les composent.

« Nous voulions créer un espace qui permette de faire sortir la communauté de son cloisonnement et de susciter l’effet de surprise d’une immersion totale dans l’œuvre. »

Ted Huffman : C’est justement parce que les thèmes abordés dans l’œuvre résonnent avec notre réalité qu’il m’a semblé nécessaire de sortir du contexte historique du New York de l’après-guerre pour en soutenir la charge plus universelle. Nous avons la chance de pouvoir travailler avec une distribution de chanteurs venant du monde entier, avec des accents naturels qui soutiennent cette dramaturgie. Il n’était pas question de leur demander de parodier ou d’imiter des accents, mais d’investir avec leurs voix parlées et leur voix chantées une part de leurs identités civiles qui vient alimenter l’actualité d’un melting-pot. Se saisir de l’histoire et de chacun de ces sujets aujourd’hui est au cœur même de mon principe de mise en scène pour Street Scenes : nous avons imaginé une scénographie très intime qui se déplace autour et dans le public. Cette proximité qui rompt avec la distance habituelle des performances vocales sur les scènes d’opéra est particulièrement adaptée pour cette pièce et nous enthousiasme tous les deux, d’un point de vue scénique et musical. Nous voulions créer un espace qui permette de faire sortir la communauté de son cloisonnement et de susciter l’effet de surprise dans une immersion totale dans l’œuvre. 

Je pense que c’est un excellent opéra pour celles et ceux qui vont écouter de l’opéra pour la première fois, notamment parce que son caractère théâtral rend le langage musical très accessible. Aussi, la proximité que nous avons imaginée va créer une expérience qui n’est pas celle qui peut parfois décourager le public qui n’ose ou ne peut pas passer les portes des maisons d’opéras.

Yshani Perinpanayagam : Je pense qu’il est assez facile pour nous d’oublier, lorsque nous travaillons constamment à l’Opéra, qu’une partie du plaisir que nous éprouvons pour certaines choses provient d’une compréhension instinctive du langage musical et de la manière dont il est lié à l’émotion. Et c’est ce que je trouve formidable avec Kurt Weill. Il utilise les meilleurs ressorts de l’opéra et s’en sert dans son travail pour créer une réception immédiate et claire du propos et de l’émotion. Il n’est pas nécessaire d’avoir une connaissance préalable de l’opéra pour venir voir Street Scenes.

Propos recueillis par Charles-Alexandre Creton, en décembre 2023, pour l’Académie de l’Opéra de Paris