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Prendre la parole
À douze ans, la jeune camerounaise Léonora Miano lit des extraits du Cahier dʼun retour au pays natal du poète martiniquais Aimé Césaire. Pour cette adolescente qui adore la littérature, c’est un double choc, tant sur la forme que sur le fond de cette œuvre fondamentale dans la revendication noire. Très vite, elle couchera sur le papier ses propres interrogations, ses réflexions, ses insatisfactions. À 18 ans, après des études au Cameroun, elle rejoint la France, cette France qui a aussi colonisé son pays natal. En 2005, son premier roman L’Intérieur de la nuit est publié. C’est le début d’une carrière d’écrivaine, à l’œuvre protéiforme : romans, essais, textes dramatiques, qui lui valent à la fois une reconnaissance de la critique, des médias et surtout de ses lecteurs et lectrices.
Pour elle, accepter le fait colonial ce n’est pas s’y soumettre, mais « permettre de construire aujourd’hui à la lumière d’hier », sortir de la position victimaire impuissante, du dolorisme et « ne pas retourner au passé pour y séjourner ».
Au cœur de ses travaux, des thèmes reviennent sans cesse : être femme d’abord, mais aussi être une femme noire, être « subsaharienne plus qu’africaine », colonisée mais élevée dans la culture « occidentale », en un mot être « afropéenne ». C’est cette prise de conscience d’être doublement « catégoriée », racialisée et genrée sans droit d’inventaire, sans droit au questionnement, qui l’a amenée à prendre la parole, sans manichéisme, toujours prête à affronter les contradictions, dénonçant les mensonges et les omissions, partant toujours de son expérience personnelle mais élargissant le propos par la fiction.
Pour elle, accepter le fait colonial ce n’est pas s’y soumettre, mais « permettre de construire aujourd’hui à la lumière d’hier », sortir de la position victimaire impuissante, du dolorisme et « ne pas retourner au passé pour y séjourner ». Ne pas se mentir à soi-même doit permettre de ne pas mentir aux autres, comme les sociétés occidentales ont pu le faire, et continuent à le faire, concernant la réalité de la colonisation. Ces positions lui valent bien sûr des attaques violentes venues de tout bord. Elles dérangent, bousculent, obligent à la remise en cause des certitudes. Dès son premier roman, qui traverse de façon bouleversante les guerres civiles qui dévorent le continent subsaharien, elle n’hésite pas à parler de la barbarie des milices qui recrutent des enfants soldats et est accusée de nourrir les préjugés sur la violence supposée des « Africains ». Face à ces attaques, elle répond que « la barbarie est humaine » et pas seulement « noire ».
Elle aborde avec force, la violence physique et psychologique de la colonisation, et transforme ce qui n'aurait pu être qu’un nouveau pamphlet anticolonial en un appel à construire « un avenir autre ».
Chacune de ses publications rebondit sur une autre et tisse une œuvre en mouvement. Mais dans chacune, on reconnaît le style unique, cette langue « jazzy », qui tient sans doute de sa carrière de chanteuse qu’elle mène en parallèle, une langue populaire, rythmée, qui fait appel à l’imaginaire du lecteur. Ses « œuvres pour la scène » comme elle préfère nommer ses pièces de théâtre, témoignent de cette écriture « orale » destinée à des personnages qu’elle « voit agir et parler sur le plateau. »
Dans Ce qu’il faut dire, elle aborde avec force, la violence physique et psychologique de la colonisation, et transforme ce qui n'aurait pu être qu’un nouveau pamphlet anticolonial en un appel à construire « un avenir autre », à partir de cette rencontre imposée encore marquée par le traumatisme de la traite des Noirs et de l’esclavage. Elle affirme haut et fort qu’il faut réintégrer le continent dit « africain » dans l’histoire du monde dont il a été banni pour construire une nouvelle histoire commune. Ce n’est pas parce que le colonisateur blanc a refusé de voir l’homme africain, et sa longue histoire, qu’il n’existait pas.
Autre remise en cause des certitudes quand elle écrit Et que ton règne arrive, à la demande de l’actrice et metteuse en scène burkinabée Odile Sankara, en affirmant qu’il faut interroger les cadres imposés par la pensée féministe occidentale avec ce qu’elle transporte de bonne conscience émancipatrice, universaliste, mais aussi d’aveuglement face aux réalités africaines. Il n’y a pas pour elle de « sororité universelle » même s’il y a nombre de combats communs. Il faut donc écouter le féminisme subsaharien, celui des femmes quʼelle fréquente au quotidien, en particulier à Lomé (Togo) où elle a décidé de vivre le plus souvent possible, mais aussi celui des héroïnes noires venues du passé et effacées de l’histoire que Léonora Miano ressuscite dans L’Autre Langue des femmes publié en 2021.
Transgressant les tabous et les non-dits, elle pose aussi dans cette pièce la question des rapports de désir entre femmes et hommes africains, sujet déjà abordé dans deux livres collectifs dont elle était la maître d’œuvre : Première nuit, une anthologie du désir (2013) réunissant dix écrivains africains et Volcaniques, une anthologie du plaisir (2015) contenant douze textes d’écrivaines africaines. Ainsi, elle s’inscrit naturellement dans les pas de la romancière, essayiste et dramaturge noire américaine Toni Morrison à qui elle voue une admiration toute particulière et avec qui elle partage une même volonté de tracer un chemin littéraire au cœur de la complexité et d’oser dire ce qui est tu.
Jean-François Perrier